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Article Symbioses

Cessez d’être performant·es, Soyez robustes

Cessez d’être performant·es, Soyez robustes

Cessez d’être performant·es, soyez robustes

Mai 2024, propos recueillis par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°140 : Futur incertain - Anticiper et s’adapter


Dans un monde de plus en plus fluctuant, à l’avenir incertain, le biologiste Olivier Hamant nous invite à abandonner le culte de la performance pour préférer celui de la robustesse, faite de lenteur et d’inefficacité. En s’inspirant du vivant. Interview

 


Olivier Hamant Symbioses 140

Olivier Hamant est chercheur à l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (FR) et directeur de l’Institut Michel Serres pour les ressources et les biens communs. Il est l’auteur de Antidote au culte de la performance : La robustesse du vivant, éd. Gallimard, coll. Tracts, 64p., 2023. 

La robustesse, c’est la capacité à maintenir un système stable malgré les fluctuations.

Serions-nous sous emprise de la performance ?

D’abord, rappelons ce qu’est la performance : c’est la somme de l’efficacité et de l’efficience. Dit autrement, c’est atteindre son objectif (= efficacité) avec le moins de moyens possible (= efficience). Aujourd’hui, il semble très difficile de critiquer l’efficacité. Tout, autour de nous, est performance : on augmente sans cesse les rendements en agriculture, les villes sont dites intelligentes, nos trajets sont optimisés grâce au GPS, des applis nous aident à trouver le meilleur hôtel pour nos vacances… On est dans une société de la suroptimisation et de l’hyper-contrôle. Et dès qu’on perd un peu le contrôle, on ajoute encore plus de contrôle et de performance. Ça c’est le signe d’une emprise.

L’école ne fait pas exception : il faut de bons points pour obtenir de la reconnaissance et valider nos acquis, se bourrer le crâne quitte à vite oublier, mesurer les performances (cf. PISA) pour faire mieux que les autres, avec la promesse de monter dans l’échelle sociale. Or, selon la loi de Goodhart, « quand une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure ». 

En quoi cette recherche permanente de performance est-elle incompatible avec le monde actuel ?

Cette recherche effrénée de la performance détruit nos écosystèmes et menace nos existences. La plupart des solutions mises en place jusqu’à présent faisaient l’hypothèse d’un monde stable et en abondance de ressources. Or, nous sommes en train de quitter cette longue période de stabilité pour entrer dans un monde de plus en plus fluctuant sur le plan géopolitique, social, énergétique, écologique, avec des pénuries chroniques de ressources. Toutes les grandes institutions nous le disent. Notre seule certitude, c’est le maintien de l’incertitude.

Or, dans un monde fluctuant, la performance nous rend très fragiles. Il suffit d’un grain de sable dans l’engrenage pour que tout se bloque. Un exemple ? Cet énorme porte-conteneurs qui, suite à des conditions météo difficiles, s’est échoué dans le canal de Suez et a bloqué une partie du commerce mondial pendant des jours. 

Mais comment habiter ce monde fluctuant ?

C’est la première question à se poser. Et la première réponse est l’adaptabilité. Dans un monde instable et en pénurie de ressources, où on ne sait pas ce qui va arriver, il faut être adaptable, notamment en diversifiant nos activités, en imaginant le futur selon divers scénarios, en multipliant nos interactions. L’idée est d’ajouter des cordes à notre arc, pour que demain, si la situation change, on ait déjà expérimenté une multitude de réponses possibles. C’est l’opposé de la spécialisation.

C’est d’ailleurs ce que font les êtres vivants nonhumains, qui sont hyper polyvalents et interconnectés.

En quoi les êtres vivants sont-ils robustes ?

Les êtres vivants ne sont pas parfaitement adaptés, ils sont d’abord très adaptables. Face aux fluctuations de l’environnement, ils n’optimisent pas, ils augmentent les interactions, ce qui leur permet de créer une forme de stabilité dynamique. C’est la définition de la robustesse : maintenir le système stable malgré les fluctuations. La viabilité du vivant se construit sur du jeu dans les rouages.

Que retrouve-t-on dans tous les réseaux des êtres vivants (écosystèmes, neurones, etc.), qui les rendent si robustes ? De l’inefficacité, de l’hétérogénéité, des processus aléatoires, de la lenteur, des cycles, de l'inachèvement, des erreurs… Autant de contreperformances. Il faut être sous l’optimum de performance pour pouvoir encaisser et s’adapter aux fluctuations. La meilleure illustration est la température corporelle. La plupart de nos enzymes sont à leur optimum d’activité vers 40°C. Certaines sont 1 million de fois plus actives à 40°C qu’à 37°C, afin de répondre à l’arrivée d’un pathogène. Mais cette fièvre doit rester transitoire, sinon les enzymes s’épuisent et se détruisent ; à terme, on meurt. Avec cet exemple, on comprend bien l’intérêt d’être ponctuellement performant en situation d’urgence, mais sous-optimal en temps normal.

Même chose pour la photosynthèse : le rendement est en général de moins de 1%. Autrement dit, les plantes gâchent 99% de l’énergie solaire, afin de pouvoir s’adapter aux fluctuations lumineuses et biologiques.

C’est ça la robustesse.

Vous nous dites : « Pour être robuste, faites des erreurs, soyez inefficace, lent, etc. ». Mais dans le monde actuel, déjà fluctuant et dominé par la compétition, si vous n’êtes pas performant·e vous êtes exclu·e, marginalisé·e… 

Tout système – qu’il soit social, physique, biologique – bascule toujours par les marges. L’exemple typique, c’est la nuée d’étourneaux qui volent en masse dans le ciel. Ce sont les oiseaux en périphérie du groupe qui sont sensibles aux signaux de l’environnement et qui font tourner d’un coup toute la volée. Le cœur de la nuée suit passivement. Aujourd’hui, le cœur de notre société est très gros. Ce sont les grandes multinationales, les GAFAM, etc. Mais à la prochaine crise, quand ce système ne fonctionnera plus, les initiatives robustes qui semblent aujourd’hui marginales orienteront l’ensemble du système : le tout-réparable, l’agroécologie, les écoles de la coopération…

Il faut ringardiser la performance, qui nous fait croire qu’on vivra mieux en ayant plein de choses et en s’épuisant. Le monde de la robustesse, c’est celui de la richesse des interactions, où on travaille moins, on répare plus, on mange plus sain… 

Votre premier ouvrage sur la robustesse s’intitulait « La troisième voie du vivant ». Quelles sont les deux premières ?

La première voie, qui ne fonctionne pas, c’est le développement durable : face au constat que notre modèle de développement est inadapté, on propose une croissance verte et des technologies, mais ça ne va rien changer. Au sein du développement durable, il y a beaucoup de bonnes idées et de bonnes intentions, mais on n’a pas fait le tri entre les solutions performantes et les solutions robustes.

La seconde voie, c’est la décroissance ou la sobriété. Elle va plus loin que le développement durable, en disant qu’il ne suffit pas de mettre de la peinture verte sur notre trajectoire, il faut redescendre, réduire. C’est mieux aligné avec le monde qui vient. Mais ça ne répond pas aux pulsions humaines : quasiment personne ne souhaite réduire, et encore moins les gens pauvres. Pour être sobre et durable, il faut d’abord être robuste. C’est la troisième voie qui, elle, peut créer du désir. Cette voie est engageante ; je le vois auprès des entreprises que je rencontre et qui ont dû traverser les crises successives. Plus il y aura de crises, plus on va transitionner vers la robustesse. 

En parlant de robustesse, vous donnez beaucoup d’exemples de ce que d'autres appellent la transition écologique, le mouvement slow, le low tech, la simplicité volontaire… En quoi la robustesse s’en distingue-t-elle ?

Ces mouvements vont dans le sens de la robustesse, pour peu qu’ils ne deviennent pas trop performants, ou excluants. Finalement, la robustesse est à la fois un principe de base dans un monde fluctuant et une méthode : il faut commencer par la robustesse pour trier les solutions disponibles. 

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