A l’écoute des sans-voix
A l’écoute des sans-voix
Août 2023, par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°137 : Prêts pour la révolution énergétique ?
La transition énergétique : pour qui et par qui ? La question jalonne Regarde et raconte : l’énergie parlons-en, un OVNI éducatif conçu par le Théâtre de la Parole et Energie Commune. A la fois recherche, ateliers et spectacle participatifs. Au coeur des inégalités.
« On ne comprend pas les causes de l’augmen-tation du coût de la vie. On met tout sur le dos de la guerre en Ukraine, mais tout ne vient pas de là », s’interroge Mohamed, délaissant quelques secondes son grand sourire. Il participe au projet d’éducation permanente Regarde et raconte : l’énergie parlons-en, porté par le Théâtre de la Parole en partenariat avec Energie Commune. A côté de lui en cette fin novembre, dans les locaux du Rouge-Cloître à Auderghem, des habitant·es de Molenbeek rassemblé·es par l’association La Rue, et quelques travailleuses associatives venues découvrir et enrichir le processus, composé d’ateliers d’échanges et d’un spectacle participatif. Derrière ce petit monde, un poster pédagogique évoquant visuellement les inégalités sociales et jeux de pouvoir autour des prix de l’énergie. « Il y a quelque chose de profondément injuste : certaines personnes chauffent leur piscine pendant que d’autres crèvent de froid », s’insurge une participante.
D’abord écouter
« Pour affronter les défis de demain et échapper au creusement des inégalités, une révolution culturelle collective s’avère indispensable. Il faut créer de nouveaux imaginaires », martèle Energie Commune, association qui accompagne les citoyen·nes et collectifs dans leur appropriation de l’énergie renouvelable. C’est l’objectif initial du projet Regarde et Raconte. Partager une parole, questionner les récits dominants et imaginer un avenir plus serein, dans lesquels chaque personne est actrice de la production et de la consommation d’énergie. En partant notamment de celles et ceux qui vivent la précarité, et qu’on entend plus rarement sur ces questions.
« Les inégalités, déjà présentes, se cristallisent davantage encore avec la transition énergétique, constate Magali Mineur, co-directrice du Théâtre de la Parole. On n’a pas tous le même vécu et les mêmes moyens d’action. Certains des participants à nos échanges doivent choisir entre se nourrir et se chauffer. Avant de pouvoir penser à l’avenir et aux solutions, la première étape, c’est d’écouter leur réalité d’aujourd’hui. »
Une recherche participative
Pour construire leur processus éducatif, les associations porteuses du projet ont donc tendu l’oreille. Depuis près d’un an, animatrices et artistes vont à la rencontre d’habitant·es aux quatre coins de la Wallonie et de Bruxelles – dans des associations d’aide, des logements sociaux, ou même des épiceries bio… – pour entendre les réalités diverses et débattre des questions de consommation énergétique et de transition. De quoi alimenter leur proposition éducativo-artistique et une recherche participative.
Cette proposition prend aujourd’hui la forme d’une déambulation entre trois types d’approches. Première étape, l’oeil scientifique. A l’aide de post-its ou de cartes, chaque participant·e donne un mot en lien avec la transition énergétique. Violette Penasse et Roland d’Hoop, chargé·es d’éducation permanente chez Energie Commune, en profitent pour relier ces mots à quelques notions et données scientifiques. Eclairant.
La deuxième étape a lieu dans un autre local. Place à la parole citoyenne, en s’appuyant sur de magnifiques supports visuels illustrés par Anne Valletta et animés par l’artiste Thierry Duirat (voir ci-dessous). De quoi débattre de la transition énergétique autour de cinq questionne- ments : « l’énergie pour moi c’est… », notre rapport à l’énergie au fil des générations, la question de la privatisation de l’énergie, les enjeux sociaux et politiques (inégalités, profits, pouvoir…) ou encore la lutte entre classes sociales en lien avec l’énergie. « Il faut écouter, rencontrer d’autres discours, faire collectif autour de ces questions, c’est une question de démocratie. Sans quoi, les milieux dominants vont mettre en place des solutions énergétiques plus écologiques mais pas accessibles à tout le monde », insiste Magali.
Un spectacle énergique
Vient ensuite la troisième pièce du parcours, celle du sensible, avec un spectacle de Chantal Dujardin. L’artiste interpelle son public à travers des contes, des textes poétiques, de la manipulation d’objets, des chants et des témoignages récoltés depuis le début du projet. Lumière tamisée. « Le premier trimestre 2022, Shell a enregistré un bénéfice net de 18 milliards d’euros », crie-t-elle. L’instant d’après, Mohamed et les autres, main dans la main, dansent en cercle au son de l’accordéon, en tapant du pied. « Ça aussi c’est une forme d’énergie collective, peu présente dans les outils autour de la transition énergétique, constate Magali Mineur. Ça permet une vraie rencontre. Ce n’est pas faire part d’une situation de vie humiliante, ou montrer qu’on a un savoir sur telle ou telle chose. Le sensible, c’est un premier pas pour faire collectif, de façon équitable, quel que soit son capital économique ou culturel. Après, viendront d’autres pas. »
Le prochain pas ne tarde d’ailleurs pas, proposé par une participante, lors du débriefing : « J’ai besoin d’aller plus loin, pour tester des choses. Ça bout à l’intérieur. J’aimerais concrétiser les solutions qu’on a imaginées ensemble lors des ateliers, par exemple faire un repas tous ensemble. Ça évitera que chacun dépense de l’énergie pour cuisiner et pour le chauffage. Je vous invite chez moi, ça donnera un sens à la rencontre d’aujourd’hui ».
Magali Mineur, elle aussi, lance une invitation. A toute association ou centre culturel qui souhaite accueillir tout ou partie de cette déambulation : « On va continuer à rencontrer le plus de publics possible, dans le plus de lieux possible, à alimenter les débats et notre recherche participative, à faire évoluer nos outils et le spectacle au fil de ces rencontres. C’est assez souple, on s’adapte à la demande. On songe même à un jeu de société. » Pour que, partout, cet OVNI éducatif (outil vivant non imposé) continue sa route.
Infos : www.theatredelaparole.be/regarde-ecoute et energiecommune.be/education-permanente-campagne/raconter-des-avenirs/
Comment augmenter le pouvoir d’agir des personnes en précarité énergétique ?
En 2021, plus d’un ménage sur quatre vivait en situation de précarité éner-gétique en Wallonie et à Bruxelles (1). Et c’était au tout début de la crise énergétique…
« Ce sont des personnes qui n’arrivent pas à satisfaire leurs besoins en énergie, qui ne savent pas payer leurs factures, ne savent pas à qui s’adresser en cas de difficultés, des personnes qui vivent dans des logements passoires… Elles n’osent pas en parler, se cachent, et trouvent des stratégies compensatoires pour survivre », constate Stéphanie de Tiège, qui accompagne depuis plus de 15 ans des groupes d’adultes en situation de précarité énergétique, au travers notamment du projet Eco Watchers proposé par l’asbl Empreintes.
L’animatrice partage aussi ses réflexions, pistes et outils pratiques lors de formations à destination de professionnel·les travaillant avec ces publics (2).
Voici quelques-unes de ses pistes :
- « Créer des espaces sécurisés où les personnes se sentent en confiance pour s’exprimer, dans une parole vraie, pour se libérer de tout ce qu’elles portent, partager des réalités similaires et développer la solidarité au sein du groupe. Cela nécessite généralement de ne pas mélanger des publics aux réalités socio-économiques trop éloignées. »
- « Partir des représentations de chacun·e sur la question énergétique. »
- « Eviter le normatif, le “il faut”. On a tendance à partir d’une norme identique pour tous, sans imaginer le vécu de certaines familles. »
- « Dépasser la sensibilisation aux petits gestes écologiques, qui semblent reporter la responsabilité sur les individus, qui seraient coupables de ce qu’ils vivent. Quand tu es locataire d’une passoire énergétique, que les prix de l’énergie sont multipliés par trois, les enjeux sont ailleurs. Il s’agit surtout de déculpabiliser. »
- « Aider à comprendre ce sujet très complexe, les enjeux : la libéralisation du marché, la facture, le fonctionnement d’un isolant, les consommations cachées… Ça leur permettra de faire des choix de façon autonome. »
- « Expliquer leurs droits et comment les défendre, donner confiance pour qu’ils osent franchir la porte du CPAS et activer certaines primes. »
- « En tant qu’animateur, être dans une posture d’apprenant, dans un rapport d’égalité avec les personnes en précarité énergétique. Car elles ont autant de choses à transmettre que nous. »
- « Proposer des pistes, de nouveaux récits, pour se projeter dans des possibles. On en a tous besoin. »
(1) Selon le Baromètre de la précarité énergétique, éd. Fondation Roi Baudouin, 2023 : https://tinyurl.com/precarite-FRB
(2) Les formations programmées en 2023 sont déjà complètes, mais d’autres pourraient être organisées sur demande. Infos: www.precarite-environnement.be/formation-2023/
Illustration : Anne Valletta / Maquette : étymologie-poétique.fr