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Article Symbioses

Jouer pour éduquer : c’est pas d’office gagné

Jouer pour éduquer : c’est pas d’office gagné

Jouer pour éduquer : c’est pas d’office gagné

Décembre 2023, par Charlotte Préat
Un article du magazine Symbioses n°139 : Faites vos jeux


Utilisés à des fins éducatives, les jeux peuvent apporter plaisir et motivation, développer les savoir-être, faciliter l’assimilation de connaissances... Mais ce n’est pas un jeu d’enfant. Tour d’horizon de leur potentiel éducatif et de quelques idées reçues.

 


Aujourd’hui, les jeux sont présents dans les pratiques éducatives scolaires et non-scolaires, notamment lorsqu’il s’agit d’éduquer à l’environnement. Mais saviez-vous que le fait d’assigner des fins utilitaires au jeu, autrement dit de l’instrumentaliser dans un contexte éducatif, n’était pas concevable pour les premiers théoriciens du domaine ? En effet, ces derniers attribuaient entre autres un caractère improductif au jeu. Le recoupement entre ludique et sérieux, désormais bien ancré dans la communauté éducative, ne va donc pas de soi.

Les apports éducatifs

Qu’est-ce qui peut expliquer l’intérêt des professionnel·les de l’éducation pour le jeu ? Pour aller plus loin que la croyance selon laquelle un lien naturel existe entre jeu et apprentissage (1), voici une série d’arguments en faveur du jeu qui peuvent inciter les enseignant·es, animateurs et animatrices, à donner une dimension ludique à leurs pratiques professionnelles (2) : 

  • le jeu favoriserait la motivation ainsi que l’engagement des participant·es, de par les émotions positives qu’il procure (plaisir, excitation, etc.) et ses dimensions compétitive et immersive, quand elles sont présentes ;
  • il augmenterait le sentiment de compétence et l’estime de soi, liés notamment au fait de gagner ;
  • il permettrait une meilleure assimilation et structuration des connaissances, puisqu’il peut être considéré comme une mise en situation pratique ;
  • il contribuerait à accroître les savoir-être et habiletés sociales (communiquer, négocier, coopérer, etc.), s’il implique des interactions entre les joueurs et joueuses ;
  • il renforcerait les capacités transversales, ou interdisciplinaires, telles que la logique, la prise de décision, la créativité, l’autonomie ou encore la persévérance. Le jeu vidéo permettrait, en plus, de développer spécifiquement les compétences visuelles, spatiales et pour le multitâche, ainsi que les habiletés sensori-motrices.

Evidemment, ces apports dépendent du jeu proposé, de la manière dont il est mobilisé et du contexte de sa pratique. A ce titre, un climat de confiance et un cadre propice aux essais-erreurs doivent être instaurés afin que le jeu puisse déployer toutes ses potentialités.

Les visions et approches du jeu

 

Mais que signifie « donner une dimension ludique » à ses pratiques éducatives ? Il existe en réalité une grande variété de façons de s’y prendre, liées notamment à différentes visions du jeu dans un contexte d’apprentissage, qui peuvent être associées entre elles (7) :

  • Le jeu comme « vecteur d’apprentissage » : on apprend par le jeu car il contient les savoirs à transmettre. Par exemple, dans un jeu comme Nowatera (8), où des expert·es expliquent les mécanismes de la biodiversité (http://nowatera.be) ;

  • le jeu comme « contexte d’apprentissage » : on apprend dans le jeu, qui est une mise en situation, une simulation. Par exemple, voir le monde à travers les yeux d’une abeille dans le jeu vidéo Bee Simulator ;
  • le jeu comme « condition favorable à l’apprentissage » : on apprend autour du jeu, par le biais de mécaniques ludiques (mais pas d’un jeu existant) qui peuvent faciliter l’apprentissage (cf. la « gamification » ou « ludification » ci-dessous) ;

  • Le jeu comme « objet d’apprentissage » : on apprend sur le jeu, notamment pour inciter à poser un regard critique sur celui-ci, en tant qu'objet social et culturel. Par exemple, questionner la spéculation immobilière ou les logiques capitalistes au départ du Monopoly. 


En outre, les activités ludiques – qu’elles soient analogiques, numériques ou hybrides – peuvent être rattachées à différentes approches du jeu, qui peuvent également être combinées, parmi lesquelles figurent (9) : 

  • modifier un jeu existant (par exemple, les cartes ou le plateau de jeu), ou lui ajouter des éléments (comme des nouvelles règles), pour en utiliser une version adaptée (lire l’article de méthodo Adapter/créer des jeux ? Pas n’importe comment !) ;
  • détourner un jeu existant uniquement par les usages, sans aucune modification. Par exemple, s’essayer à l’écoconstruction en utilisant le jeu vidéo Minecraft (lire l’article Des jeux video pour changer de logiciel mental) ;


Ces deux premières approches s’apparentent à du « serious gaming », c’est-à-dire à mobiliser un jeu existant à d’autres fins que le divertissement, non prévues initialement par l’équipe de conception du jeu.

  • créer un jeu qui poursuit des finalités utilitaires, par exemple pédagogiques (« serious game design ») ;
  • ajouter ou associer des composantes ludiques (par exemple, un système de récompense ou des avatars à personnaliser) à des contextes ou supports qui sont à l’origine dépourvus de cette dimension, comme une séquence pédagogique (« gamification » ou « ludification »).


Enfin, une activité peut être articulée autour d’un « serious game » existant, à savoir un jeu visant initialement une finalité utilitaire, ou consister à faire créer un jeu (sérieux ou non) aux participant·es (10). Dans ce dernier cas de figure (11), la phase d'élaboration peut prendre le pas sur la phase de jeu, l’accent étant mis sur le processus plutôt que sur le résultat de celui-ci.

Les freins et idées reçues

Si les apports potentiels du jeu sont nombreux, associer judicieusement ludique et sérieux n’est pas chose aisée. Une diversité de freins, qui peuvent être cumulatifs, se présentent à qui souhaiterait recourir à des supports ou mécaniques ludiques à des fins éducatives.

En voici une sélection, concernant plus particulièrement un jeune public. Ces freins peuvent être associés à des idées reçues qu’il convient de relativiser. 

Tous les enfants prennent plaisir à jouer… ou pas

Aussi bien dans la littérature que sur le terrain, le lien intrinsèque entre jeu et plaisir d’apprendre est régulièrement évoqué : « on joue pour prendre du plaisir, à la rigueur, les élèves doivent apprendre sans s'en rendre compte (3) » (enseignante en 1re primaire).

Cette croyance peut être nuancée en deux temps.

D’une part, tous les enfants ne prennent pas plaisir à jouer à tous les jeux en toutes circonstances : « parfois, Madame nous oblige à faire des jeux et puis on n'a pas toujours envie de faire des jeux, et surtout pas les jeux qu'on n’aime pas » (élève de 6e primaire). Il semblerait donc que la méthode du « brocoli couvert de chocolat » (4)  (ou masquer un légume pour en faire consommer aux enfants) a aussi ses limites.

D’autre part, amusement et apprentissage ne vont pas systématiquement de pair : un enfant peut s’amuser sans rien apprendre ou, au contraire, apprendre sans pour autant s’amuser.

Savoir jouer est inné pour les enfants… ou pas

La culture enfantine est traditionnellement associée au jeu. Il ne faut cependant pas négliger qu’au sein des familles, les pratiques culturelles peuvent être très diversifiées et pas forcément ludiques : « j'ai vraiment le sentiment qu'il y en a qui ne jouent jamais en dehors de la classe (5)» (enseignante en 5e primaire). Par ailleurs, les pratiques culturelles des enfants ne sont ni homogènes ni figées d’une génération à l’autre : avant de se lancer, il est important de les questionner sur les jeux auxquels ils jouent, plutôt que de se fier à sa propre représentation de leur culture ludique. Les propos de cette même enseignante vont également en ce sens : « il y a des enfants à qui j'ai dû expliquer la règle du loto et du domino. Il y a des trucs qui, pour moi, semblent évidents, mais qui ne le sont pas pour eux ».

Tous les enfants décèlent l’intention pédagogique… ou pas

Le lien entre l’activité ludique et l’intention pédagogique sous-jacente est loin d’être évident pour tous et toutes : « quand on a lancé le projet Minecraft (6), les enfants rentraient à la maison et disaient à leurs parents "j'ai pas travaillé, j'ai fait que jouer", explique un enseignant dans une classe verticale en primaire. Si tu les laisses repartir à la maison avec l'idée qu'ils n’ont fait que jouer, ils ne perçoivent pas que, derrière, il y avait des apprentissages ». C’est la raison pour laquelle les temps réflexifs, ou de débriefing, ont toute leur importance. Ils permettent non seulement d’aborder l’expérience du jeu (les émotions ressenties, les difficultés éprouvées, etc.) mais aussi les objectifs poursuivis et les savoirs abordés, de manière souvent détournée, par son intermédiaire (voir article Animer des jeux en classe : lesquels et comment ?).

Savoir utiliser les outils numériques, c’est facile pour les enfants… ou pas

Enfin, selon une idée répandue, les plus jeunes auraient une très bonne maîtrise des outils numériques, qui font désormais partie de leur quotidien. Le concept de « digital natives » popularisé par Prensky au début des années 2000, pourtant déconstruit à maintes reprises dans la littérature scientifique, contribue à entretenir ce mythe. Sur le terrain, dans le cadre d’activités ludiques hybrides ou numériques, la communauté éducative est en effet confrontée aux difficultés que son public éprouve pour utiliser les outils mis à disposition, ou du moins certains d’entre eux : « avec l'arrivée des tablettes et des smartphones, de plus en plus à leur portée, je trouve que les élèves sont moins ordinateur. Ils ont l'habitude de toucher l'écran et que ça fonctionne » (enseignante en 1re primaire). Avant de proposer une activité (avec une dimension) numérique, il est donc important de s’assurer de la maîtrise des outils et, si nécessaire, d’envisager une initiation collective.


(1)  Brougère, G. Jouer/Apprendre. Economica, 2005.
(2) Berry, V. "Jouer pour apprendre : est-ce bien sérieux ?" RCAT, 37(2), 2011, 1-14. Karsenti, T. & Bugmann, J. "Quels apports éducatifs du jeu vidéo Minecraft en éducation ?" Formation et Profession, 26(1), 2018, 89‐108. Sauvé, L., Renaud, L. & Gauvin, M. "Une analyse des écrits sur les impacts du jeu sur l'apprentissage." Revue des sciences de l'éducation, 33(1), 2007, 89‐107.
(3) Toutes les citations sont issues d’entretiens menés par l’autrice de l’article durant sa thèse, disponible en ligne
(4) Expression d’Amy Bruckman reprise dans Sanchez, E. & Romero, M. Apprendre en jouant. Retz, 2020. (voir Outils)
(5) Ces propos coïncident avec les données collectées par questionnaire auprès des élèves : un tiers d’entre eux déclarent jouer plus en classe qu'à leur domicile.
(6) Mojang Studios (2011)
(7) Brougère, Op. cit. Gilson, G. Littératie vidéoludique : éduquer aux jeux vidéo en contexte scolaire. 2021. UCLouvain, thèse de doctorat.
(8) Pour les jeux cités dans cet encadré : Nowatera (Natagora, 2016), Bee Simulator (Bigben Interactive, 2019) et Monopoly (Hasbro, 1935).
(9) Alvarez, J. Design des dispositifs et expériences de jeu sérieux. 2019. Université Polytechnique des Hauts-de-France, HDR.
(10) Djaouti, D. "Serious Games pour l'éducation : utiliser, créer, faire créer ?" Tréma, 44, 2016, 51‐64.
(11) Il y a quelques années, le CRIE de Spa accompagnait des projets scolaires de création de jeux de société en ErE. A lire ici.

Photo : ©Freepik

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