Grégoire Wallenborn : « Nous devons révolutionner notre rapport à l’énergie »
Grégoire Wallenborn : « Nous devons révolutionner notre rapport à l’énergie »
Août 2023, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°137 : Prêts pour la révolution énergétique ?
Il ne se passe pas un jour, ces derniers mois, sans qu’une problématique énergétique soit évoquée dans l’actualité, que ce soit sous l’angle économique, environnemental, social et/ou (géo)politique. Ces tensions nous indiquent que nous devons modifier en profondeur nos manières de produire et de consommer l’énergie. C’est ce que nous explique le physicien et philosophe Grégoire Wallenborn, chercheur et enseignant à l’Institut de gestion de l’environnement et d'aménagement du territoire de l’ULB (1).
Les questions liées à l'énergie se bousculent : urgence environnementale, facture d’énergie des ménages, prolongation du nucléaire, progression parfois difficile du renouvelable, mesures restrictives à l’horizon (fin de la vente de voitures neuves à essence, diesel et hybrides en 2035, etc). On a le sentiment qu’on vit un tournant majeur.
On a un vrai problème, aujourd’hui, dans les politiques à mener. D’un côté, il faut répondre à une urgence sociale. Les factures deviennent totalement impayables pour une grande partie de la population – et des entreprises. Il est donc nécessaire de prendre des mesures urgentes pour les aider. Mais ces mesures reviennent à subsidier les énergies fossiles (pétrole, gaz naturel, charbon), encore largement majoritaires en Belgique (voir l'article L’énergie en chiffres). Ce qui va à l’encontre des mesures nécessaires pour agir sur le long terme. Nous devons réduire les émissions de CO2 pour limiter le bouleversement climatique (2), et il nous faut faire face à la raréfaction des énergies fossiles. On a atteint le pic de production du pétrole conventionnel, et celui du gaz approche (on parle de 2030). En même temps, le pic signifie qu’on a épuisé environ la moitié d’une ressource, cela veut dire qu’il nous reste largement de quoi réchauffer la planète de 4 ou 5°C d’ici la fin du siècle ! Autre problème : le prix des énergies fossiles est surtout lié aux tensions géopolitiques, avec des effets de yo-yo spectaculaires.
Tout cela crée une situation de grande incertitude. On doit s’attacher à fabriquer de la résilience : voir comment on peut absorber les chocs, se transformer de manière adéquate, et non pas poursuivre dans les modes de production et de consommation actuels.
Qu’est-ce que l’énergie ?
Elle est partout autour de nous, mais souvent invisible en tant que telle.
L’énergie désigne la capacité à transformer un système : à produire un mouvement, à modifier la température ou à changer l’état de la matière. Il existe différentes formes d’énergie : mécanique, thermique, électrique, chimique, lumineuse, musculaire…
L’humain a besoin d’énergie, entre autres, pour se nourrir, se déplacer, se chauffer, construire des bâtiments, fabriquer et transporter des objets…
En quoi devons-nous transformer notre rapport à l’énergie ?
Il est évident qu’il faut aller, le plus vite possible, vers 100% d'énergie renouvelable (et sans l’énergie nucléaire si possible). Mais certaines énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque…), utilisées pour produire de l’électricité, sont des énergies de flux, des énergies intermittentes, et qui se stockent très mal. Il va donc falloir inverser la logique avec laquelle on a vécu ces dernières décennies. C’est un changement radical. Plutôt que de considérer qu’on a de l’énergie à disposition quand on veut et où on veut, qu’il suffit d’appuyer sur un bouton, on va devoir adapter les activités humaines à l’énergie effectivement disponible dans les écosystèmes, faire preuve de flexibilité. Cela signifie limiter certaines activités – y compris la production industrielle – à certains moments et, à l’inverse, faire tourner des appareils au moment où il y a du vent ou du soleil en suffisance.
Pour arriver à 100% de renouvelable, on va devoir aussi pratiquer la sobriété énergétique (je préfère le terme anglais energy sufficiency, suffisance énergétique). On ne va pas pouvoir maintenir notre con-sommation d’énergie actuelle, il va falloir la réduire drastiquement. On l’a dit, on va devoir se passer du pétrole, une énergie très dense, facile à stocker et à transporter, et recourir, beaucoup plus, à l’éolien et au solaire. Mais ces énergies nécessitent beaucoup de matières premières, notamment des métaux, car elles sont moins denses, elles requièrent des systèmes étendus pour capter l’énergie et la concentrer dans un flux d’électricité. Or, les réserves de certains métaux nécessaires sont déjà critiques, et leur extraction demande de plus en plus d’énergie (3), entre autres problèmes environnementaux.
En extrayant les métaux à tout va, l’humain est-il en train de refaire les mêmes erreurs qu’avec les sources d’énergies fossiles ?
En effet, il agit comme s’il disposait d’un stock infini de matières premières, et il sous-estime le poids de l’énergie grise : celle qui est consommée pour fabriquer, stocker, transporter, utiliser, recycler… un produit ou une énergie.
On doit notamment s’interroger sur l’impact de la numérisation de nos activités. On intègre des dispositifs électroniques, très miniaturisés, dans tous les appareils. Ces dispositifs consomment quantité de composants, notamment des métaux rares, et ne sont presque pas recyclables – en tout cas, cela demande une énergie folle. Un smartphone intègre ainsi 60 à 70 éléments du tableau de Mendeleev, amalgamés à un niveau nanométrique, pour donner des performances vertigineuses. La digitalisation du système électrique – via, entre autres, les compteurs communicants (4) – pose aussi question. Elle permet, certes, de mieux maîtriser le système, la gestion des flux, dans un souci d’équilibre entre consommation et production. Mais cette digitalisation, cette smartisation, complexifie le réseau, et elle le fragilise, en l’exposant notamment au cyber-piratage. Elle est aussi problématique quand elle permet de mettre sur l’électricité un prix variable, heure par heure, qui suit l’évolution du marché de l’électricité (c’est la « tarification dynamique ») ; quand elle permet au fournisseur d'énergie de maximiser son profit en transférant les risques sur l’usager. Il faut veiller à développer une autre économie de l’énergie.
Comment le citoyen peut-il agir, développer davantage de flexibilité et de sobriété ?
Les gestes individuels sont utiles, mais il faut aussi et surtout encourager les actions collectives autour du réseau. Les projets de type communautés d’énergie, par exemple (lire ici), sont un moyen de s’approprier les questions d’énergie. Ces groupes d’habitants, rassemblés autour d’un projet de production locale et de partage d’énergie renouvelable, en viennent à s’interroger collectivement. Que fait-on de l’énergie produite ? De quels usages a-t-on vraiment besoin ? Peut-on augmenter le partage ? Ne peut-on pas mutualiser certains usages pour dépenser moins d’énergie au final ? Dans ce genre de projet, l’énergie produite localement est considérée comme un commun (5), géré par un groupe qui se dote de ses propres règles de gouvernance et de distribution de l’énergie.
Vous parliez de la nécessité d’adapter nos activités à l’énergie effectivement disponible. Faut-il se préparer, « s’entraîner » à des situations où l’électricité sera temporairement moins disponible pendant quelques heures, voire à la possibilité d’un black-out (une panne massive et soudaine du réseau électrique) ?
En tout cas, le risque d’un tel événement déclenche déjà des choses intéressantes. En 2014, quand plusieurs centrales nucléaires ont été à l'arrêt en Belgique, on a beaucoup parlé d’un risque de délestage [ndlr : arrêt temporaire et programmé de la fourniture d'électricité dans une zone définie]. Et là, tout le système électrique, et notre dépendance à celui-ci, est – enfin – devenu objet de débat public. Les gens essayaient aussi de mieux comprendre le fonctionnement du réseau. A l’époque, j’interviewais des ménages sur la flexibilité. La plupart se disaient prêts, même s'ils n’étaient pas dans la zone de délestage, à faire des efforts pour consommer moins d’électricité. Par contre, il manquait un signal politique disant « c’est faisable ; s’il n’y a pas assez d’électricité, en faisant tous un petit effort momentané, on peut rester en-dessous du seuil critique ». Il y a plein d’exemples à l’étranger où il y a des systèmes d’alerte (« attention : congestion, risque de pénurie sur le réseau ») qui font appel à la capacité des gens à réduire leur consommation quand c’est nécessaire, et même à interroger certaines normes sociales. Ce serait bien plus malin d’instaurer cela chez nous, plutôt que de construire de nouvelles centrales turbine gaz-vapeur destinées à fonctionner seulement quelques heures par an, lors des pics !
Quelles normes sociales, par exemple, pourrait-on facilement remettre en question ?
Faut-il vraiment manger chaud tous les jours ? Faut-il laver tous les vêtements qui n’ont été portés qu’un ou deux jours ? Ne peut-on pas réduire sa consommation numérique, notamment le streaming de vidéos (qui prend 80% du trafic internet) ? N’y a-t-il pas quantité de déplacements qu'on pourrait éviter, ou effectuer à pied ou à vélo, au lieu de prendre la voiture, c’est-à-dire se balader avec 1 ou 2 tonnes, ce qui est complètement inefficient quand on y pense ! A-t-on besoin de tant de machines, et de les faire tourner autant ? Il y a des tas de façons de se passer en partie du chauffage central, comme le montre la pratique du « slow heating » (lire l'article Se chauffer sans gaspiller). On a souvent des frigos démesurés, de nos jours, et parfois plusieurs dans une maison. On peut aussi, dans certains cas, en hiver, utiliser un balcon à la place du frigo. Et réduire la tendance à stocker, à remplir le congélateur. Il y a de grandes marges de progression dans tous les domaines.
Que peut-on faire d’autre, pour davantage conscientiser et outiller les citoyen·nes en matière d’énergie ?
Il faudrait, d’abord, une simplification radicale du système électrique. La libéralisation est un échec, et la multiplication des acteurs fait que c’est incompréhensible par quiconque.
Il faut aussi parler de choses concrètes et mettre les citoyens en action. On peut démarrer par des enquêtes individuelles (sur son logement, ses appareils, ses usages, voir de quoi on a besoin, de quoi on pourrait se passer…) et poursuivre la discussion en petits groupes, à l’échelle d’un quartier par exemple. Ensuite, plus largement, et même si ce ne sera pas simple, il faudrait mener un débat collectif sur nos usages, les prioriser selon leur degré de nécessité : les usages absolument nécessaires (par exemple le fonctionnement des hôpitaux), ceux qui sont considérés comme utiles, ceux qui sont « luxueux » ou accessoires – et ils peuvent en partie être gardés, mais si possible quand il y a un surplus de production d’énergie –, et les usages nuisibles. En n’oubliant pas que parler de sobriété a du sens quand on a une certaine marge de manoeuvre, notamment pour réduire certains usages et, à l’inverse, s’offrir parfois un usage accessoire (un peu plus de chauffage à un moment, etc.). Ce n’est pas le cas de personnes précarisées qui réduisent déjà très fortement leur consommation d’énergie et vivent donc une forme de sobriété imposée (lire l'article A l’écoute des sans-voix).
Multiplier les ateliers pratiques serait aussi utile. Apprendre à réparer les appareils électriques, par exemple, ou à monter un mini-panneau solaire, pour comprendre leur fonctionnement. Et, surtout, encourager à expérimenter de nouvelles pratiques, moins énergivores, en matière de chauffage, de mobilité, d’alimentation…
(1) Ce chercheur, adepte des approches interdisciplinaires et participatives, étudie notamment les pratiques de consommation (et de partage) d’énergie, leur lien avec les technologies, et les inégalités sociales.
(2) Lire les rapports du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), notamment Réchauffement planétaire de 1,5° (2018) qui conclut à la nécessité de transformations rapides et « sans précédent » de nos modes de vie et de nos institutions. A lire sur www.ipcc.ch
(3) Environ 10% de l’énergie mondiale sert à l’extraction et au raffinage des métaux. Lire La Guerre des métaux rares de Guillaume Pitron (éd. Les Liens qui Libèrent, 2018) et le rapport La consommation de métaux du numérique : un secteur loin d’être dématérialisé (France Stratégie, 2020)
(4) Le compteur communicant est un compteur électronique bidirectionnel, mesurant, de manière détaillée, l'électricité prélevée et l'électricité injectée sur le réseau, et doté d’une interface qui permet l’envoi et la réception de données, ainsi qu’un pilotage à distance par le gestionnaire de réseau (relevé des index, ouverture/coupure, modulation de la puissance…).
(5) La notion de commun(s) est expliqué sur www.lescommuns.org et dans SYMBIOSES n°125 Eduquer aux communs, p.7
Photo : Energie commune
Photo : Voisins d’énérgie
Des habitant·es réuni·es au sein de projets de partage d’énergie en viennent à s’interroger collectivement : de quels usages a-t-on vraiment besoin ? Pourrait-on mutualiser certains usages ?