Petits clics, grands impacts
Petits clics, grands impacts (1)
Mars 2025, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°143 : Du clic au dé-clic
Nos sociétés sont de plus en plus imprégnées de technologies numériques. Celles-ci peuvent présenter des avantages (gain de temps, de déplacements, traitement de grandes quantités de données…). Mais elles génèrent d'énormes impacts, notamment environnementaux. Survolons, en quelques éléments-clés, ce vaste sujet qu’une série de livres et de rapports ont mis en lumière ces dernières années (2).
Photo © Pexels / Cottonbro
« Le numérique est une drogue dure. En à peine trente ans, il a envahi le quotidien de milliards de Terriens, qui sont désormais dépendants de cette ressource cruciale mais limitée », nous dit Frédéric Bordage, expert français de la sobriété numérique, en introduction d’un de ses ouvrages (3). Ces Terrien·nes – ceux qui y ont accès, ce qui est loin d’être le cas de l’ensemble de l’humanité, soit dit en passant – utilisent des technologies numériques pour communiquer, s’informer, débattre, apprendre, travailler, se détendre, acheter, organiser leurs vies... Elles leur sont, certes, désormais imposées pour certains usages (professionnels, administratifs...). Mais, à bien des égards, ils et elles se les « injectent » eux-mêmes, parfois à forte dose – des heures à déambuler sur la Toile et les réseaux sociaux, streamer des vidéos, jouer en ligne, enregistrer leurs photos sur le cloud ou interpeller ChatGPT –, bien aidé·es en cela par les géants de la tech (Google, Facebook/Meta, Microsoft et Cie), qui ont le chic pour les rendre accros au clic.
Il est vrai, comme l’observe Frédéric Bordage, que les technologies numériques peuvent constituer « un outil formidable » pour aider l'humain à relever des défis du XXIe siècle. Par exemple pour modéliser le climat, réduire certains impacts carbone, ou aider à soigner des maladies. Ce qu’on nous dit moins, c’est qu’elles ont de nombreux – et énormes – effets indésirables. Notamment sur l’environnement.
Le hic, c’est que le numérique est souvent perçu comme immatériel, invisible, impalpable, non physique. Toute une terminologie y aide : on nous parle de dématérialisation, de réalité et d’usages virtuels, du cloud (nuage) qui abrite nos données... Résultat : nous sous-estimons la réalité matérielle dont il dépend, et ses impacts, pourtant tout sauf légers. Nos outils et usages numériques sont reliés à une gigantesque techno-infrastructure, ils charrient (et polluent) de grandes quantités de ressources naturelles, et consomment énormément d’énergie. Le numérique serait déjà responsable de 4 à 6% des émissions mondiales de CO2 (4).
Une galaxie de câbles et de data centers
Prenez un message envoyé sur un réseau social, ou même un simple « like ». Il parvient quasi immédiatement à votre destinataire, qui se trouve peut-être à quelques mètres de vous. En réalité, comme le raconte le journaliste Guillaume Pitron dans un ouvrage très étayé sur les impacts du numérique, ce like a parcouru plusieurs milliers de kilomètres (5). Cette donnée (produite sur un réseau américain comme WhatsApp ou Facebook) emprunte une multitude d’infrastructures, bien matérielles pour le coup, gourmandes en matières premières et en énergie. Elle passe notamment par votre boîtier internet ou une antenne 4G ou 5G, circule via des kilomètres de câbles et passe ainsi sous l’Atlantique, est répliquée dans plusieurs data centers (centres de traitement et de stockage de données) aux Etats-Unis, puis refait le voyage en sens inverse.
Des data centers (des salles ou des bâtiments remplis d’ordinateurs, de serveurs et de baies de stockage), il en existerait 3 millions dans le monde, de toutes tailles (5). Certains ont une superficie équivalente à plusieurs terrains de football. Et toute cette infrastructure ne cesse de s’étendre, pour absorber les milliers de milliards de gigaoctets de données numériques, toujours plus nombreuses – notamment des mails, photos et vidéos stockées dont nous n’avons plus l’usage.
En France, une analyse prospective prévoit que, si rien n’est fait pour freiner le rythme de la numérisation et réduire ses impacts, le trafic de données sera multiplié par 6 entre 2020 et 2030, et que l’empreinte carbone du numérique triplera d’ici à 2050 (6).
Des appareils tout sauf légers
Cette mégastructure compte aussi et surtout des nuées de « terminaux » : les smartphones, ordinateurs, tablettes, montres connectées, téléviseurs et autres appareils de notre quotidien qui nous relient à Internet. Ils sont extrêmement nombreux (1,24 milliard de smartphones ont été vendus en 2024), et très costauds en termes d’empreinte environnementale. Ainsi, on peut dire qu’un smartphone de 150 grammes « pèse » en fait 183 kilos, en se référant à son sac à dos écologique, basé sur le poids de l’ensemble des ressources nécessaires à sa production (minerais, eau, combustible fossile, etc.) (5). Soit un poids 1200 fois plus élevé que celui de l’objet fini. Encore plus ahurissant : une puce électronique de 2 g mobilise… 32 kg de ressources.
Prenant en compte tout le cycle de vie du smartphone, on observe qu’environ 75% de ses impacts environnementaux sont liés à sa phase de fabrication. Celle-ci nécessite une septantaine de matériaux, dont pas moins d’une cinquantaine de métaux, certains très rares et/ou très difficiles à extraire, issus de mines des quatre coins du monde (notamment en République Démocratique du Congo (7) et en Chine). Extraction et transformation des matières premières, fabrication et assemblage des différents composants, etc. : au final, un smartphone a fait environ quatre fois le tour du monde avant sa mise en vente (8).
D’où ce premier conseil donné aux usager·es de technologies numériques : éviter de se suréquiper et utiliser plus longtemps les équipements (9) (lire aussi Pas si smart, nos phones).
Soif d’électricité et d’eau
Par ailleurs, le fonctionnement de ces myriades de terminaux et de datas centers (la phase d’utilisation du numérique) demande évidemment beaucoup d’électricité.
Le numérique représente environ 10% de la consommation mondiale d’électricité (10) – qui est encore largement produite par des énergies fossiles. Il est aussi très gourmand en eau. Le fonctionnement des datas centers en requiert d’énormes quantités (pour refroidir les serveurs), tout comme l’extraction et le traitement des fameux minerais.
Cette activité minière est, par ailleurs, très polluante (rejets de matières toxiques dans l’eau, les sols, l’air…) ; elle a des impacts désastreux sur les écosystèmes, la biodiversité et la santé humaine (cancers, malformations…). Et cela, souvent dans des régions du monde déjà vulnérables, où les populations souffrent d’autant plus du manque d’eau potable, de la pauvreté et de conflits armés (11). Sans compter que ce sont aussi les pays du Sud qui héritent d’une bonne partie des déchets électroniques, eux aussi très polluants.
Or, toutes ces consommations (de ressources, d’énergie, de terrain…) sont amenées à exploser avec la numérisation croissante de nos sociétés. En particulier avec le développement fulgurant de l'intelligence artificielle (lire encadré ci-dessous). L’Agence internationale de l’énergie prévoit ainsi un doublement de la demande d’électricité des data centers, de l’IA et des crypto-monnaies entre 2022 et 2026 (12). Pointons aussi le déploiement de la 5G. De plus, toutes ces technologies, en offrant une performance de plus en plus élevée, provoquent une augmentation des usages par les utilisateurs – c’est le fameux effet rebond (4), (13).
Cela en fait des ressources naturelles à extraire et à transformer ! Or, ces ressources, aussi sollicitées pour bien d’autres usages de base et d’autres innovations, ne sont pas infinies…
S’informer et se désintoxiquer
Alors que faire ? A tous niveaux (individuel, collectif, entreprises…), opter pour la sobriété numérique (3) (lire aussi Vers une conscience numérique). Interroger nos besoins et prioriser les usages – et donc envisager de partiellement « dénumériser » la société (14). (In)former les usager·es, démocratiser le débat sur ces enjeux, lutter contre l’obsolescence programmée et le greenwashing…
Certes, utilisés à bon escient, les outils numériques peuvent participer au développement durable. De là à dire que globalement, les impacts positifs dépassent les impacts négatifs, il y a un pas. « Le numérique et l’IA n’ont pas été déployés au service de l’environnement. Ils ont été et sont déployés au service de la croissance, au service de la puissance », rappelle Guillaume Pitron (15). Et les liens resserrés entre les géants de la tech et le président américain Donald Trump, chantre du capitalisme, de l’impérialisme et de l’anti-écologisme, vont dans ce sens. Comme le disait l’astrophysicien britannique Stephen Hawking, « Notre avenir est une course entre la puissance croissante de notre technologie et la sagesse avec laquelle nous l’utiliserons ».
L’IA tisse sa toile
L’intelligence artificielle, cet ensemble de systèmes informatiques et machines qui simulent certains processus d'intelligence humaine (apprentissage, raisonnement, conversation, prise de décision…), est en plein boom. Son développement effréné soulève de cruciales questions démocratiques, éthiques, existentielles... et alourdit considérablement l’empreinte environnementale du numérique.
C’est particulièrement le cas de l’IA générative (générant directement du contenu texte/image/vidéo en réponse à une requête), qui repose sur l’entraînement continu de modèles, le brassage de colossales quantités de données. En 2024, le PDG de Google indiquait que « Le besoin de calcul informatique pour l’IA a été multiplié par un million en six ans et il décuple chaque année » (16).
Des exemples du boom de l’IA ? Plus de 300 millions de personnes recourent régulièrement au robot conversationnel ChatGPT, que ce soit pour rédiger un mail, un rapport, élaborer un argumentaire, ou même pour une requête simple – alors que celle-ci consommerait jusqu’à 100 fois plus qu’une recherche similaire sur Google (17). Le récent GPT-4o (2024) est capable de converser oralement avec vous et d’interpréter vos émotions. Autre exemple : un agent d’IA autonome peut créer un site web en quelques minutes.
Pour revenir aux impacts écologiques de l’IA, certains sont plus sournois, liés aux contenus – biaisés – proposés par les chatbots. Par exemple, ils ignorent certaines causes et solutions concernant les défis environnementaux, comme l’ont montré des chercheurs canadiens (18).
Les data centers, bâtiments remplis de serveurs (parfois des dizaines de milliers) sont gourmands en énergie. En Irlande, ils représentent 21% de la consommation totale d’électricité du pays.
Photo © Pexels / Brett Sayles
D’autres impacts
Les impacts problématiques de l’augmentation exponentielle des usages numériques ne se marquent pas qu’au niveau environnemental, loin de là. Les écrans sont omniprésents au quotidien. Chaque foyer compte en moyenne 5 écrans ou appareils connectés (19). Près de la moitié des jeunes Belges de 10 à 17 ans dépassent 4 heures de temps d’écran par jour en semaine (20). Cet usage excessif – qui concerne aussi les adultes – a des impacts négatifs sur la santé : troubles du développement (notamment du langage et de la motricité fine), problèmes de concentration et de mémorisation, troubles du sommeil, fatigue oculaire et auditive, anxiété, stress… En outre, cela entraine une sédentarité qui tend à renforcer l’obésité, le diabète et les maladies cardio-vasculaires (21).
F(r)acture numérique
La crise sanitaire du COVID-19 a accéléré la digitalisation d’un grand nombre d’activités du quotidien (démarches administratives, banque en ligne, assurance, téléphonie, etc.), allant jusqu’à faire disparaître des services autrefois accessibles à des guichets ou par téléphone. Cette numérisation galopante, bien qu’utile pour certain·es, tend à creuser les inégalités (d’usages, de connaissances, de compétences) face aux technologies numériques. En Belgique, 40% des 16-74 ans demeurent en situation de vulnérabilité numérique, selon le Baromètre de l’Inclusion numérique 2024 (chiffres de 2023) (22) : soit par manque d’accès à internet (5% de la population), soit parce que les personnes ne possèdent que de faibles compétences numériques générales (35%). Cette vulnérabilité s’accroît pour les personnes âgées (61%), précaires (59%) ou ayant un niveau de diplôme peu élevé (70%). Face à ces constats et aux vécus difficiles des oublié·es du numérique, des associations (23) se mobilisent pour réclamer des guichets physiques, des services téléphoniques accessibles et de qualité, et pour un large débat public sur la place du numérique dans la société. C.C.
Sources :
Petits clics, grands impacts
(1) Titre d’une animation proposée par Les Amis de la Terre (voir ici)
(2) En ayant à l’esprit que les chiffres de ces impacts sont en constante évolution (à la hausse), et sont souvent à prendre plutôt comme un ordre de grandeur, vu la complexité des systèmes numériques et le manque de transparence de cette industrie.
(3) Tendre vers la sobriété numérique, 2021.
(4) Le gouffre énergétique de l’intelligence artificielle est-il sans fin ?, article de L’Echo, 1/2/25.
(5) L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like, 2021.
(6) Évaluation de l’impact numérique en France et analyse prospective, ADEME et Arcep, janv. 2023. Des impacts sous-évalués, vu la récente évolution de l’IA générative, indique un avis de janvier 2025 de l’ADEME.
(7) Cf. le conflit qui sévit dans l’est du pays. Lire Les « minerais de sang » du numérique, clé de la guerre en RDC, article de Reporterre, 28/01/25.
(8) Comment conserver son smartphone plus longtemps, guide publié par l’ADEME, 2024.
(9) Lire aussi la dernière étude de Green IT, Impacts environnementaux du numérique dans le monde, févr. 2025.
(10) Energie, climat : Quels mondes virtuels pour quel monde réel ?, The Shift Project, 2024.
(11) Sur la question des mines, on recommande aussi "La ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition", de Célia Izoard (Seuil, 2024).
(12) www.iea.org/reports/electricity-2024/executive-summary
(13) La 5G est-elle soluble dans la sobriété ? sur CNRS Le Journal
(14) Le numérique, c’est fantastique ? dans le dossier de “Curseurs” N°4 consacré à La matérialité du numérique, déc. 2024.
(15) IA et transition écologique : les liaisons dangereuses ?, interview (transcrite) par Thinkerview, juin 2024.
L’IA tisse sa toile
(16) Derrière l’IA, la déferlante des data centers, Le Monde, juin 2024.
(17) Selon l’Institut Belge du Numérique Responsable, qui a réalisé la comparaison avec ChatGPT4 sur base de l’outil EcoLogits Calculator et d’un article du chercheur Alex De Vries.
(18) Ce dont vous n’entendrez pas parler au sommet de l’IA, sur www.novethic.fr/climat
D’autres impacts
(19) Enquête de Partenamut sur l’usage des écrans, 2024.
(20) Données reçues de Sciensano, issues de l’Enquête de Consommation alimentaire 2022-2023.
(21) Effets des écrans sur la santé mentale et physique, INSPQ, 2024.
(22) Baromètre inclusion numérique 2024, Fondation Roi Baudouin.
(23) Notamment les Équipes Populaires (cf. leur colloque de décembre 2024 Numérique : un peu, beaucoup, à la folie… pas du tout), Lire et Écrire, Le Comité humain du numérique… (voir notre sélection d'adresses utiles)