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Article Symbioses

« Un espace d’évasion à l’intérieur des murs »

« Un espace d’évasion à l’intérieur des murs »

« Un espace d’évasion à l’intérieur des murs »

Décembre 2022, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°136 : Dehors pour apprendre


L’EDS de Paifve, un établissement pénitentiaire psychiatrique, abrite un jardin naturel de 7000 m2, aménagé par les patients et le personnel, avec l’appui de l’équipe Nature pour Tous de Natagora. Une bouffée d’oxygène à bien des égards.

 


C'est un bel espace vert, labellisé Réseau Nature (1), situé à Paifve en Hesbaye liégeoise. Un jardin naturel – jadis champ cultivé – où se côtoient une mare, des zones de prairie fleurie et de hautes herbes, des arbres et arbustes fruitiers, un mini-potager spiralaire, une haie de saules, et un espace dédié au jeu et à la relaxation. Quelques hommes s’y baladent, ce matin d’octobre :

« Ça fait du bien de sortir, de profiter de la nature », « Ici, on respire ». Un utile espace vert comme il en existe d’autres, a priori. Il est pourtant unique. Comme le dit Céline Schmitz, l’une de ses chevilles ouvrières, « ce terrain, c’est un espace d’évasion à l’intérieur des murs ».

Sortir, respirer, s’évader : ces mots ont, ici, une résonance particulière. Car ce jardin, aménagé avec Nature pour Tous (lire encadré ci-dessous), se situe dans l’enceinte d’une prison. Plus précisément d’un établissement de défense sociale (EDS), associant régime pénitentiaire et soins psychiatriques. 208 hommes soumis à une mesure d'internement y séjournent, les uns essentiellement dans leur cellule, d’autres davantage dans des espaces communs. Ils ont commis un ou des délit(s) ou crime(s) mais ont été jugés irresponsables en raison d’une pathologie mentale. Ces internés ou patients (ici on ne dit pas détenus) sont entrés à l’EDS de Paifve pour une durée indéterminée – liée à leur capacité à se réinsérer dans la société. Un certain nombre y passent une bonne partie de leur vie, dans des conditions de vie difficiles (2).

Des sorties encadrées

Les murs barbelés et les lourdes grilles se font quelque peu oublier quand on se pose dans ce jardin sauvage de 7000 m2, bordé par un potager et un champ en friche. La sensation d’un espace généreusement (ou)vert et paisible s’impose. « Ici, le champ de vision est plus large. On se sent plus libre, et on peut prêter attention au chant des oiseaux », indique un patient (3).

« C’est comme les moutons qu’on a mis dans l’ancien terrain de foot : tout ça, ça fait de la vie. Si je pouvais, je viendrais ici deux fois par jour », prolonge son voisin. Vu le contexte, les sorties au jardin ne s’improvisent pas. Les patients s’y rendent à date déterminée, sur inscription, à 10 maximum et accompagnés de membres de l'équipe pluridisciplinaire de soins (éducateurs, ergothérapeutes, psychologues…). Mais passé ce cadre cadenassé, « au sein du jardin, on cultive une certaine liberté. Des activités sont proposées, pas imposées. L’idée est que chacun prenne soin de lui, ici, en faisant ce qu’il aime bien », explique Céline Schmitz, assistante administrative à l’EDS. 

Photo : Pierre-Yves Wilmart/Natagora

Un(e) air(e) de liberté

De fait, à peine entrés, les patients se dispersent. Les uns flânent ou profitent du soleil, sur un banc ou à même l’herbe (« Autre chose que le préau en béton ! »). D’autres cueillent des tomates cerises, se mettent en quête de canards récemment observés sur la mare, vérifient l’état des saules destinés à former une cabane, ou se remémorent la dernière partie de pétanque.

Plusieurs d’entre eux ont participé à l'aménagement du site.

Ils vont encore pouvoir mettre la main à la pâte, avec Pierre-Yves Wilmart, animateur de Nature pour Tous, qui les accompagne six jours par an. Aujourd’hui, il les invite à installer, çà et là dans le jardin, des bancs et des panneaux indicateurs (mare, prairie fleurie…) fabriqués lors de précédents ateliers. « Depuis le début du projet, tout se fait en co-construction, avec des patients et des membres du personnel », précise-t-il. C’est dans cette dynamique que le jardin naturel a été imaginé, aménagé (travail de la terre, creusement de la mare, plantations) et qu’il est à présent utilisé. 

Photo : Pierre-Yves Wilmart/Natagora

Responsabiliser et réduire le stress

L’idée d’un jardin naturel a germé dans l’esprit de Jean-Claude Carpentier, directeur de l’EDS depuis 2019. « A mon arrivée, j’ai été frappé par la grandeur du site de l’EDS (16 hectares au total), par le manque d’activités pour les internés, et le fait que presque tout se passait entre quatre murs », explique-t-il. Fort d’un projet nature qu’il avait initié au sein de la prison de Saint-Hubert, en partenariat avec Nature pour Tous déjà, il a remis le couvert à Paifve. Objectifs : « Faire sortir les internés, les amener à participer, se responsabiliser et avoir la fierté du travail accompli, se reconnecter à la nature – tout en favorisant la biodiversité –, réduire le stress et l’agressivité. Ce type de projet a fait ses preuves en matière thérapeutique, à la fois sur le plan mental et physique. »

« Certains ont fourni un effort physique important, ça leur a fait du bien de se dépasser, appuie Nathalie Collin, ergothérapeute. Et maintenant, ils profitent de cet espace qu'ils ont aménagé. Cet été, on a réalisé des confitures avec les groseilles et les framboises. »

« Le lieu invite à participer et à s’ouvrir, ajoute Pierre-Yves Wilmart. En jardinant, ils partagent spontanément des souvenirs d’enfance, leur expérience de la nature… » Le jardin procure aussi une bouffée d’oxygène au personnel de l’EDS. 

Photo : Pierre-Yves Wilmart/Natagora
Deux membres du personnel et un patient de l’EDS plantent un arbuste.

Des ressources tous azimuts

Le projet, financé par le fédéral, a pris forme grâce à un noyau de volontaires motivés au sein de l’EDS. Il a tenu bon malgré les réticences initiales d’une partie du personnel, les lourdeurs administratives et la crise Covid. Le groupe s’est aussi montrécréatif, en mobilisant diverses ressources. Certain·es ont ainsi apporté des compétences bienvenues. Telle Céline Schmitz qui, parallèlement à son job à l’EDS, suivait justement une formation en entretien de parcs et jardins. Ou comme ce patient qui était jardinier dans une autre vie : « Il a expliqué aux autres comment planter et tailler les arbres. Des dynamiques inattendues surgissent », raconte Eric Dubois, coordinateur de Nature pour Tous. L’équipe a, par ailleurs, déniché des matériaux au sein de l’EDS, en mode récup’, pour créer le mobilier. « On a fabriqué les bancs avec des chaises cassées trouvées dans la menuiserie de l’établissement », explique Pierre-Yves Wilmart.

Cet après-midi, des patients installent des rondins transformés en tabourets. Ils savourent d’autant plus ce moment au jardin qu’il a été écourté par un souci de transport de tables. « En prison, beaucoup de choses prennent du temps, nécessitent des autorisations, les personnes disposant des clés, etc. », explique l’animateur. Il faut aussi composer avec le manque de personnel, problème récurrent dans le secteur carcéral, et avec certaines règles de sécurité. « Laisser une zone en friche dans le jardin, c’est utile pour la biodiversité et pour pouvoir observer comment la nature se développe sans l’homme, mais on doit limiter sa croissance : dans une prison, il y a des impératifs de visibilité. » 

Nature pour Tous

Le projet Nature pour Tous, créé par l'association environnementale Natagora, vise à « rendre la nature accessible à tous, quelles que soient les différences (mentales, sensorielles, motrices, sociales…) », explique Eric Dubois, son coordinateur. Aux publics handicapés, précarisés et/ou isolés « qui ne se voient pas ou peu proposer des activités dans la nature », l’équipe de Nature pour Tous (3,5 ETP), aidée de bénévoles, propose des outils et animations adaptés. Par exemple des sorties nature en fauteuils roulants toutterrain, la découverte du monde des oiseaux pour les personnes aveugles et malvoyantes, ou la (co-)création d’un espace nature au sein d’une institution, comme c’est le cas à l’EDS de Paifve.

Infos : www.natagora.be/nature-pour-tous

Education par, dans et à la nature

Progressivement, « le jardin devient un outil à part entière de l’établissement », observe une éducatrice. « Les patients et le personnel s’approprient le lieu, acquiesce Pierre-Yves Wilmart. Ce sont eux qui ont eu l’idée d’une zone ludique, où ils font aussi du yoga. » L’installation de tables permettra de vivre des ateliers créatifs et des jeux de société en plein air. « Moi, je viendrais bien peindre des tableaux ici », glisse un patient.

Le jardin devient ainsi un outil de développement par la nature (vu son effet apaisant) et dans la nature, mais aussi d’éducation à la nature. En effet, des travailleurs de l’équipe soins suivent – à leur demande – une formation qui les aidera à organiser des animations nature sur le site. « Cette formation, explique Julie Lecocq (Nature pour Tous), va leur donner une base de connaissances, des sources d'information et des pistes d’activités en lien avec le jardin, par exemple l'observation de la vie de la mare au fil des saisons, l’identification et les usages des plantes, la découverte d’animaux qui fréquentent le site (colverts, hérons, faucons, divers rongeurs, papillons…) et des activités plus créatives. »

En 2023, l’aménagement se poursuivra avec un ponton d’observation de la mare, une zone rocailleuse pour les insectes, une haie mixte, des arbres supplémentaires et des nichoirs.

Et ensuite ? « Nous allons petit à petit voler de nos propres ailes, sans Nature pour Tous. C’est un projet qui nécessitera un investissement permanent de notre part », souligne le directeur de l’EDS. En attendant, petit à petit, le jardin fait son nid.


(1)  Un label créé par Natagora. Le réseau regroupe des espaces verts publics ou privés qui respectent et protègent la nature. Ils forment un maillage propice à la biodiversité. www.reseaunature.natagora.be
(2) Voir les rapports et la Visite ad hoc du Conseil central de surveillance pénitentiaire, qui pointe le manque de personnel et de soins, d’activités, le cadre inadapté... (ccsp.belgium.be > publications). La situation s’améliore quelque peu depuis 2021, avec l’octroi de personnel de soins supplémentaire par le gouvernement fédéral – qui prévoit par ailleurs la construction d’un nouveau Centre de psychiatrie légale sur le site de l’EDS.
(3) Nous ne sommes pas autorisés à citer le nom des patients. 

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