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L’embardée de nos mobilités sous Covid

L’embardée de nos mobilités sous Covid

L’embardée de nos mobilités sous Covid

Septembre 2021, par Cécile Berthaud
Un article du magazine Symbioses n°131 : Mobilité - (ap)prendre d’autres habitudes


Alors qu’on cheminait (un peu mollement ?) vers des mobilités moins encombrantes, moins polluantes, moins chronophages, la crise sanitaire a bouleversé nos pratiques. Sera-t-elle un coup d’arrêt ou un coup d'accélérateur vers une mobilité plus douce ?

 


En quelques jours, à l’orée du printemps 2020, notre banale liberté de mouvement est devenue le Graal. Dans un basculement spectaculaire, l’hypermobilité du SARS-CoV-2 nous a contraint à l’immobilité par tétanie et réclusion. Et on s’est retrouvé à faire de savants calculs risques-bénéfices avant de partir acheter les raviolis du mercredi. Si depuis un quart de siècle une frange de la population réfléchissait aux modalités d’une mobilité plus tenable, nous nous sommes, toutes et tous, mis à penser nos déplacements afin de les minimiser en termes de nombre et de risque.

L’impact sur les modes de déplacement

Durant la pandémie, on s’est donc moins déplacé. Mais mieux déplacé ? Pas vraiment car la voiture individuelle a pris du poil de la bête. La désaffection pour le train et les transports en commun a provoqué un report des usager·es vers la voiture (pour celles et ceux qui le pouvaient). Mais aussi, cependant, vers les modes actifs (vélo et marche). Le pourcentage de Belges effectuant leurs déplacements domicile-lieu de travail ou domicile-lieu d’études en transports en commun a chuté de 25% à 11%, au profit de la voiture (progressant de 56% à 65%) et des modes actifs (de 17% à 22%), comme l’indique l’enquête du SPF Mobilité et Transport de juin 2020 (1).

La désaffection pour les transports en commun est marquée aussi pour les déplacements liés aux achats. Au profit, cette fois, des modes actifs et du commerce en ligne. Pour les achats alimentaires, marche et vélo sont passés de 18% avant la crise à 23% pendant le confinement du printemps 2020. L’explication tient dans le fait que les Belges se sont tourné·es vers les commerces de proximité. La part de la voiture est restée élevée : stable pour les achats non alimentaires (80%), en très légère diminution pour les achats alimentaires (mais utilisée dans plus de 70% des cas).

C’est pour les loisirs et les balades que la part automobile a baissé, et ce au profit des modes actifs. Cela dit, l’effet est limité dans le temps et dès le déconfinement les chiffres des modes actifs sont repartis à la baisse, ceux de la voiture, à la hausse. Dans la seconde enquête, celle de novembre-décembre 2020, les modes actifs pour les achats alimentaires sont revenus quasi à leur niveau d’avant crise (à 19%). Ce qui peut être dû, en partie, aux conditions météorologiques.

 

Les Belges envisagent de continuer à moins se déplacer après la crise

Le nombre de déplacements en baisse

Si les types de transport utilisés ont fluctué selon les périodes, le nombre de déplacements a baissé et est – jusque-là – resté plus bas qu’avant la crise sanitaire. Les causes ne sont pas mystérieuses : télétravail ; chômage temporaire ; perte d’emploi ; écoles, commerces, lieux de culture, de loisirs, de sport, horeca fermés par périodes ; étudiant·es en distanciel ; interdiction de voyager à l’étranger, etc. Ce qui est intéressant, c’est que les Belges envisagent, dans l’après crise, de continuer à moins se déplacer quel que soit le motif (travail, école, loisirs, sorties, achats). Il n’y a que les balades (qui ont augmenté pendant le confinement) qu’ils espèrent faire plus souvent qu’avant la crise. En privilégiant les modes actifs au détriment de l’automobile.

Et le télétravail s’est installé. Cette pratique, d’abord contrainte et forcée par le confinement, recueille aujourd’hui pas mal de suffrages pour perdurer. Pas de façon aussi intensive. Mais la demande est claire : « Interrogés sur leurs souhaits, les travailleurs déclarent vouloir télétravailler 1,6 jour par semaine en moyenne, soit 4 fois la valeur d’avant crise », note le SPF Mobilité et Transport dans son étude de fin 2020.

Les nuances

Ces observations réjouissantes sont à nuancer. D’une part, parce que la mobilité résidence-travail, bien freinée par le télétravail, ne représente qu’une partie de l’ensemble des déplacements : un tiers, d’après Isabelle Thomas, chercheuse en géographie économique à l’UCLouvain. D’autre part, parce que si les déplacements individuels ont baissé, les livraisons ont augmenté. D’après une enquête du département MOBI de la VUB, 25% des répondant·es ont fait plus de courses en ligne que d’habitude au printemps 2020. 10% en ont fait pour la première fois.

Autre type de nuance : si le télétravail limite le nombre de déplacements et, partant, a des effets bénéfiques sur la pollution de l’air, les émissions de CO2 et le stress des personnes, il est polluant et énergivore. La facture environnementale des vidéoconférences est salée. Une heure de visioconférence avec caméra allumée, ou une heure de streaming, émet 150 à 1.000 grammes de dioxyde de carbone et nécessite 2 à 12 litres d'eau, évaluent des chercheuses et chercheurs des universités de Yale, de Purdue et de l'Institut de Technologie du Massachusetts dans une étude publiée en janvier 2021. Pour comparaison, un modèle Golf GTI essence est annoncé chez Volkswagen à 167 grammes de CO2/km (2). Mieux vaut une visio que de faire se déplacer dix personnes en voiture. Mais l’impact n’est pas neutre. Plus largement, le secteur du numérique « est responsable aujourd'hui de 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et la forte augmentation des usages laisse présager un doublement de cette empreinte carbone d'ici 2025 », indique l’Ademe, l’agence française de la transition écologique, dans « La face cachée du numérique » (janvier 2021).

La marche à suivre

Reste que les modes actifs de déplacement ont gagné en pratique et en popularité. Vélo, marche, trottinette sont devenus synonymes de liberté, de sécurité (face au coronavirus) et d’activité physique. Surtout pour les loisirs, et dans une moindre mesure pour les déplacements utilitaires. Pour l’ASBL Tous à Pied, il y a clairement un momentum pour la marche. Rémy Huon, chargé de mission mobilité auprès des communes, liste trois impacts principaux du covid sur les déplacements à pied. « Il y a eu une prise de conscience des usagers et des pouvoirs publics que la marche est un mode de déplacement à part entière. Qu’on en a besoin et qu’elle existe. Sans oublier que cela fait du  bien », indique-t-il.

A cet effet sur nos mentalités, s’est ajouté un impact sur les infrastructures. Pendant les confinements, on a vu fleurir des infrastructures temporaires pour les piéton·nes : on a pris de l’espace à la voiture pour élargir certains trottoirs, par exemple. Il y a aussi plusieurs « zones de rencontre » qui ont été créées. Ce sont des espaces partagés où le piéton a la priorité sur tous les usagers, les cyclistes sont deuxièmes en termes de priorité, puis viennent les véhicules motorisés limités à 20 km/h. A Namur, tout le centre-ville a été mis en zone de rencontre. Il a suffi de quelques aménagements : de la signalisation et du mobilier urbain (entre autres pour casser les lignes droites afin d’éviter la vitesse). « Plus d’espaces ont été donnés aux modes actifs, enchaîne Rémy Huon. C’est ce que Tous à Pied martelait depuis longtemps : il faut oser, faire des phases de test. Et là, avec la crise sanitaire, beaucoup d’aménagements temporaires ont vu le jour, qui, on l’espère, vont se pérenniser. »

Autre impact, et non des moindres, celui sur la législation. Il y a eu un coup d’accélérateur, notamment pour les zones partagées. « La loi a été modifiée rapidement pour permettre aux communes de réaliser des aménagements temporaires avec une signalisation de base, mais rien de trop contraignant, ni de trop coûteux », explique le spécialiste. Depuis le premier confinement, Tous à Pied a connu une augmentation claire des sollicitations de la part des autorités communales. « Les esprits avaient déjà évolué avant cela, mais la crise a accéléré le mouvement. Et enclenché du concret. On a des demandes pour nos projets habituels ou bien pour voir ce qu’on peut mettre en place ensemble, pour nos services. La demande est forte pour les aménagements temporaires. On a d’ailleurs édité un guide pratique. L’une de nos actions qui a très bien marché, ce sont les cartes de temps de parcours en ville. Elles permettent aux usagers de voir en un coup d'œil les temps de parcours entre des points structurants de la ville », résume Rémy Huon.

Le vélo à deux vitesses

La promotion du vélo a cours depuis plusieurs années et porte ses fruits, particulièrement à Bruxelles. La crise sanitaire est venue pousser dans le dos des mécanismes déjà engagés. « Il y a eu un vrai engouement, surtout lors du premier confinement, souligne Florine Cuignet, chargée de politique bruxelloise au GRACQ (3). Les gens redécouvraient le vélo plaisir, pour les balades, le sport, d’autant qu’il y avait très peu de trafic et une météo splendide. Après le déconfinement, le trafic est revenu et certaines personnes ont été impressionnées. Donc tout le travail a été de proposer des aménagements sécurisants. On sait que le frein n°1 au vélo, c’est d’être confronté au trafic motorisé. » Les aménagements temporaires ont fleuri, là aussi. 40 km supplémentaires de pistes cyclables ont vu le jour dans la capitale. Elles étaient dans les cartons du plan de mobilité GoodMove de la Région bruxelloise, mais le covid a eu un effet accélérateur sur leur mise en œuvre.

En 2020, Bruxelles a vu une hausse de 64% de cyclistes sur son territoire, due surtout à la mobilité récréative. A contrario, la mobilité utilitaire a souffert. Les comptages réalisés par Pro Velo aux heures de pointe matinales montrent une diminution de 11 % de cyclistes par rapport à 2019. Ce qui s’explique par la baisse du nombre de déplacements domicile-travail et domicile-école.

En Wallonie, l’impact du covid sur la pratique du vélo a été assez limité. Il y a eu un peu plus de cyclistes, d’après Luc Goffinet, chargé de politique wallonne et fédérale au GRACQ, mais il est impossible de le quantifier car il y a trop peu de comptages. « Si Bruxelles ou Paris ont profité du confinement pour créer des aménagements cyclables, en Wallonie pas. Seulement quelques rues cyclables (c’est-à-dire limitées à 30 km/h, priorité aux cyclistes qui peuvent rouler au milieu de la chaussée), mais pas de grosse amélioration. Et les deux aménagements vélo temporaires effectués (à Mons et à Verviers) ont été supprimés... », se désole-t-il. La seule mesure « phare », c’est la prime vélo : 100 à 400 € à l’achat d’un vélo destiné aux déplacements domicile-travail (sur attestation de l’employeur).

Transports en coma

La désolation a atteint des sommets chez les sociétés de transports publics. Au début de la crise du covid, leur fréquentation a chuté jusqu’à moins de 10% de leur taux habituel. Elle est ensuite remontée entre 50 et 75% de la normale, selon les opérateurs, mais n’a toujours pas atteint son taux d’avant crise. Les estimations prédisent qu’il faudra deux à trois ans pour ce faire. La baisse du nombre de déplacements joue un rôle, évidemment, mais aussi la crainte d’être davantage exposé·e à la contamination au Covid dans les transports en commun, d’autant que certains véhicules restent bondés aux heures de pointe. Des études scientifiques, mises en lumière par les transporteurs, montrent que les risques sanitaires ne seraient pas importants, des investissements ont été faits pour nettoyer et désinfecter les véhicules régulièrement, et le masque est obligatoire ; néanmoins des doutes subsistent. Alors, SNCB, TEC, De Lijn et Stib misent sur la communication. Et ont lancé, c’est assez rare pour être souligné, une campagne commune dès septembre 2020 pour mettre en avant leurs atouts et tenter de regagner la confiance de la population. C’est crucial pour la mobilité durable. Les transports en commun étant l’épine dorsale d’une mobilité durable, multimodale et intermodale.

Comment la crise sanitaire va-t-elle impacter nos pratiques de mobilité pour les années à venir ? Un coup de frein à la mobilité douce ici, un coup d’accélérateur là. Un tableau de bord en demi-teinte nous faisant faire la navette entre inquiétudes et espoirs.

Ce qui transforme le plus les comportements, plus que des discours, c'est d'expérimenter par soi-même d’autres façons de se déplacer, pendant un certain temps, et d'en retirer satisfaction. Pour certain·es, la pandémie a été ce laboratoire d’une mobilité plus douce, ou d’une immobilité appréciée. Reste à les ancrer dans de nouvelles habitudes, grâce à une amélioration des infrastructures et des politiques publiques encourageantes. Pour les autres, reste encore et toujours un patient travail de sensibilisation et d’éducation.


(1) Impact du Covid-19 sur les habitudes de mobilité des Belges
(2) Données de janvier 2021.
(3) Groupe de Recherches et d’Action des Cyclistes Quotidiens

 

Symbioses 131

Photo : Sophie Lebrun

Pas les mêmes impacts pour tout le monde…

Si l’on se doute bien que, durant la crise sanitaire, la mobilité a été affectée différemment selon les classes socio-économiques, on ne peut établir de grandes conclusions faute d’études suffisantes. Néan-moins, certains faits permettent de nourrir la réflexion sur ce point. Oui, le nombre de déplacements a baissé et on l’impute (hors fermeture des écoles, commerces, etc.) en bonne partie au télétravail, oubliant souvent que le chômage temporaire et les pertes d’emplois y sont aussi pour quelque chose (relevons, par exemple, qu’entre l’hiver 2020 et l’hiver 2021, la moitié des personnes occupées dans l’horeca n’avait plus de travail).

En outre, le télétravail n’est pas accessible à tout le monde : soignant·es, caissier·es, ouvrier·es, personnel de l’e-commerce, des commerces essentiels, des homes, etc. doivent nécessairement faire du présentiel. Et donc se déplacer. Parfois moins facilement car les offres de transports en commun ont été, par moment et par endroit, réduites. Ce qui a aussi eu un impact sur « l’accès aux supermarchés et a rendu très difficiles l’accès à certaines aides sociales pour les personnes précarisées non motorisées : l’accès aux soins, l’accès à l’aide alimentaire…», note un rapport de l’IWEPS sur l’impact du Covid sur les personnes précarisées.

Quitter les transports en commun : un luxe

« La crise sanitaire a favorisé le recours à la voiture plutôt qu’aux transports en commun : ici aussi il y a eu un clivage car les publics captifs des transports en commun sont en moyenne moins aisés », relève Alain Geerts, chargé de mobilité pour Inter-Environnement Wallonie. Ils ont donc continué à les prendre, mais avec, pour certain·es, la boule au ventre et un budget masques à ajouter aux dépenses usuelles.

Oui, les ventes de vélos ont augmenté en 2020 avec, là aussi, un clivage. 38% des vélos neufs achetés sont des vélos électriques. Vu leur prix d’achat, ce sont surtout les classes moyennes et supérieures qui ont pu se permettre d’opter pour ce mode de transport. C.B.

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