Les petites reines à la conquête de Bruxelles
Les petites reines à la conquête de Bruxelles
Septembre 2021, par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°131 : Mobilité - (ap)prendre d’autres habitudes
A l’école secondaire Diderot, le vélo est un outil d’éducation physique, environnementale et d’émancipation sociale et féminine.
Un projet porté par une prof passionnée.
Passé le majestueux hall de style Art Nouveau, on emprunte un escalier bas de plafond menant à un couloir et un local tout simples, sans déco, mais « très pratiques : au bout du couloir, on a un accès direct sur la rue », révèle Annick Debaize, enseignante à l’Institut Diderot, à Bruxelles.
Elle nous dévoile le trésor des « Petites reines de Diderot », projet qu’elle conduit depuis trois ans : une trentaine de vélos. Une flotte multicolore et hétéroclite. A l’image des classes de 4e, 5e, 6e et 7e du secondaire technique et professionnel dans lesquelles elle enseigne l’éducation physique.
L’école est située dans les Marolles, quartier multiculturel et populaire – quoiqu’en voie de gentrification. La rue est plutôt étroite, pavée et pentue, et les aménagements vélo, erratiques. Mais « le canal n’est pas loin, avec ses vraies pistes cyclables et son vent de liberté » souligne Annick Debaize, elle-même cycliste au quotidien. Le vélo procure aux élèves une « bouffée d’oxygène », au propre et au figuré.
Le projet ne concerne que les filles, précise-t-elle d’emblée. Il s’inscrit dans le cadre du cours d’éducation physique (non mixte, dans le secondaire) et possède « une dimension féministe » assumée : « Les garçons font beaucoup plus de choses que les filles. Vous verrez rarement une fille sur les plaines de sport avoisinantes. Pour une fois que ce sont elles qui ont droit à quelque chose... »
Peur et indifférence
L’idée du projet a germé lors de promenades dans le quartier, raconte l’enseignante. « Je voyais que les élèves n’avaient aucun intérêt pour le vélo, les aménagements cyclistes, leur environnement qui se transforme. Je me suis rendu compte que la plupart ne savaient pas rouler à vélo ou n’osaient pas rouler en ville. »
Par le biais de photo-langages, elle invite alors les ados à exprimer leur ressenti. Leurs représentations naviguent entre peurs, méconnaissance et mépris. « Elles me disent “le vélo, c’est dangereux. Et se blesser, cela occasionne des frais. En plus, on n’a pas de place pour stocker un vélo”. On a ici une population paupérisée, précise Annick Debaize. Par ailleurs, il n’y a pas de cyclistes dans leur entourage. Et si c’est le cas, ce sont des garçons – à qui on apprend plus volontiers à rouler. » Peu d’incitants donc, d’autant que le vélo est, à leurs yeux, « un truc de pauvres », pas très « in ». Une image que leur renvoient parfois leur culture d’origine « mais aussi les chaînes de Dubaï et les clips de rap sur lesquels elles sont branchées ». Il y a donc quelques préjugés à démonter. D’autant que les avantages du vélo en termes de santé et d’environnement sont, eux, peu mentionnés par les élèves. « Par contre, côté positif, elles citent souvent le mot “liberté”. »
Ces constats motivent Annick Debaize à monter un projet vélo dans le cadre de ses cours. Il deviendra rapidement un projet d’école.
Outil d’éducation multiple
Les objectifs des « Petites reines de Diderot » sont multiples. Le vélo y est « un outil d’éducation physique, d’éducation à la santé, de mobilité, de découverte du milieu (le quartier, la ville…), mais aussi d’émancipation sociale et féminine et d’éducation au développement durable », insiste Annick Debaize. Le projet démarre en 2019-2020, porté financièrement par des appels à projets de la Région bruxelloise (Semaine de la mobilité) et de la Ville (Initiatives Durables). Soit 5800 euros qui seront consacrés, en bonne partie, à l’achat de bicyclettes d’occasion – auprès de l’asbl Cyclo.
Grâce à trois animations données par l’asbl Pro Velo, en octobre, les adolescentes apprennent à rouler et à prendre leur place dans la circulation, tout en s’initiant au code de la route et à la lecture d’une carte vélo. « Ces trois sorties changent tout ! De “Madame, on ne va quand même pas faire du vélo !”, on est passé à “On ne va pas arrêter de faire du vélo, n’est-ce pas ?” »
Reines du shopping... durable
De fait, l’enseignante prend le relais. Son cours d’éducation physique prend régulièrement la forme d’une sortie cycliste. Au fil de l’année, le rayon d’exploration urbaine s’agrandit. Les élèves gagnent en endurance et en assurance. « Elles apprennent à ne pas s’effacer face aux autres usagers et aux habitant·es du quartier. Elles découvrent d’autres cyclistes : des mamans avec enfant(s), des livreurs à vélo-cargo, des employé·es... Elles sont fières de rouler à vélo. » Au passage, elles visionnent le film saoudien « Wajda », dont la jeune héroïne rêve de s’acheter un vélo alors que celui-ci est réservé aux hommes. La bicyclette comme symbole de liberté et d'autonomie... « Je leur explique que le vélo peut être un moyen de transport utile pour se rendre à un job. Tout comme je les encourage à passer leur permis de conduire. »
Le projet possède aussi une dimension environnementale. « En balade à vélo (ou à pied), on s’intéresse au milieu, aux bâtiments, à la nature en ville, aux projets sociaux du quartier. » Et puis les petites reines de Diderot deviennent « les reines du shopping... durable », le temps d’un parcours à la découverte des commerces et artisans du quartier qui proposent des produits équitables, bio, zéro déchet, de seconde main et/ou recyclés.
Lors de ces sorties, le cours d’éducation physique est, plus que jamais, axé sur « l’apprentissage de la coopération, et non sur la valorisation de la performance ».
Echappée belle
Inscrit dans le projet d’école – et « bien accueilli par les parents » –, le programme « Les petites reines de Diderot » a atteint sa vitesse de croisière. Il implique désormais toutes les élèves de l’école, de la 1e à la 7e. Il a été fortement ralenti par les mesures Covid en 2020-2021, mais devrait se remettre en selle dès septembre. En attendant, il a franchi une étape symbolique, fin mai, lorsque les élèves de 7e ont été invitées à organiser et guider des sorties, dans le cadre du cours de philo et citoyenneté. L’une d’elles a opté non pas pour une visite de musée ou d’institution, mais pour une sortie vélo. L’écho de cette échappée belle, où ses élèves ont volé de leurs propres ailes, a ému Annick Debaize.
Pour autant, la route des « petites reines de Diderot » est encore semée de projets, confie-t-elle : obtenir des aménagements spécifiques, dont un parking vélo, mettre sur pied un atelier de réparation vélo, travailler en interdisciplinarité, imprimer des T-shirts aux couleurs du projet (la section infographie a créé un logo), organiser une sortie d’une journée (« on pourrait aller au musée de Tervuren ») et, pourquoi pas, proposer aux élèves de participer à un rassemblement de cyclistes « Masse critique » ou « Déchaîné·es ».
Photo : Annick Debaize