Aller au contenu principal

Article Symbioses

Balade sonore dans le quartier Rasquinet

Balade sonore dans le quartier Rasquinet

Balade sonore dans le quartier Rasquinet

Juin 2025, par Corentin Crutzen
Un article du magazine Symbioses n°144 : Environnement sonore - tendez l'oreille

Se plonger dans la vie d’un quartier tout en déambulant casque sur les oreilles, c’est l’expérience auditive et spatiale que propose l’ASBL Urbanisa’son (1) au travers de ses balades sonores. Entre territoire et récits d’habitant·es, des liens se tissent par le son.


©Réseau IDée

Photos ©Réseau IDée

Ce samedi, c’est la fête au parc Rasquinet, à Schaerbeek ! Le soleil brille, les enfants jouent sur l’herbe, la musique anime les cœurs et une odeur épicée et sucrée s’élève des stands de nourriture. Une dizaine de participant·es se rassemblent autour d’une table où sont placés des casques et une tablette numérique. Émilie Bergilez, de l’ASBL Urbanisa’son (1), et l’autrice Claire Corniquet s’apprêtent à les embarquer à la (re)découverte du quartier Rasquinet, de son histoire, de ses habitant·es, afin de faire vivre les sagesses locales et donner une autre version à l’histoire institutionnelle.

C'est au cœur du quartier Coteaux-Josaphat qu'en 2024, pendant plusieurs mois, elles sont parties à la rencontre des habitant·es et ont enregistré l'âme de ses rues. De cette exploration sonore et de ces rencontres ont émergé un recueil de textes et une balade sonore qui questionnent et façonnent une mémoire commune, riche de combats, de liens et de résiliences. « N’habitant pas le quartier, ce qui était important pour nous, c’était de prendre le temps. On n’est pas venues tout de suite avec nos micros. On a d’abord rencontré les différentes associations de quartier, puis on s’est posées sur des terrasses. C'était hyper intéressant parce qu'on ne rencontre pas du tout les mêmes personnes », explique Emilie. 
L’idée du projet était de travailler sur la mémoire du quartier depuis les années 70. Elles se sont donc plongées dans les archives existantes puis sont parties à la rencontre de celles et ceux qui vivent encore aujourd'hui dans le quartier ou des personnes qui étaient directement actives dans ces luttes dans les années 70-80 et qui, maintenant, n'y habitent plus.

Des combats et des souvenirs d’enfance

Dès le lancement de la première piste audio, les participant·es sont plongé·es dans les luttes qui ont animé le parc dans lequel ils et elles se trouvent. « Le son invite l'auditeur ou l’auditrice à se projeter, à imaginer ce qu’il s’est passé et à se créer ses propres images », explique Émilie. Autrefois une usine de pédales de vélos qui a fait faillite en 1968, l’espace devient petit à petit une friche délabrée, délaissée par la commune. Ce lieu cristallise alors les tensions entre les habitant·es et les autorités communales. Entre une police autoritaire, une jeunesse insouciante et un mayorat d’extrême droite (2) dans un quartier à forte mixité, les habitant·es et Pierre Massart, figure locale importante, se battent pour que cette friche abandonnée devienne petit à petit un espace pour les enfants et les jeunes du quartier. Au détour des récits de lutte, des souvenirs d’enfance émergent dans les oreilles et donnent à sourire : « On rentrait en cachette, on faisait des cabanes avec des pneus et des bouts de bois [...] Les années 70-80, c’était comme ça. Nous étions pauvres, il n’y avait pas d’argent mais on s’amusait », raconte un habitant (3).

Des figures et des lieux

On s’éloigne doucement du parc pour déambuler et passer devant la devanture de l’ASBL Rasquinet. Cette institution du quartier a vu passer trois générations d’enfants dans son école des devoirs. C’est grâce au « grand Pierre » [Massart, ndlr], comme le surnomment les habitant·es, que ce lieu de rencontres est né.
À quelques mètres de là, on retrouve le café ToTo, où se réunissaient en cachette les femmes du voisinage pour se mobiliser et militer pour une meilleure qualité de vie dans le quartier. Et juste en face, trône la maison d’Heleini. Cette ancienne friterie de quartier était tenue par une « chanteuse » grecque, maintenant âgée de 95 ans, et son mari aujourd’hui décédé. Sa recette de carbonnades à la grecque et ses chansons, bon nombre s’en souviennent ! « Souvent, quand on écoute la piste audio devant chez elle, les rideaux sont ouverts et on l'observe au loin, couchée sur son canapé avec son peignoir. Et quand elle nous voit, elle nous fait toujours un petit signe », raconte Emilie. 
« Parfois, elle sort sur le pas de la porte. C’est magique parce que dans la piste audio, on l’entend chanter, puis tout à coup, on a Heleini devant nous qui chante. » En quittant la devanture de la maison, l’odeur de friture accompagne les participant·es et les replonge un peu plus dans le passé.

Les sens en éveil

C’est une balade sonore, mais aussi plus largement sensorielle car la vue et l’odorat sont éveillés par les découvertes et les odeurs émanant des snacks et des habitations : le quartier se vit aussi par le corps. Les participant·es continuent ainsi la balade dans les rues adjacentes. Chaque arrêt sonore, symbolisé par une mosaïque sur laquelle se trouve un QR code (permettant une balade en autonomie), fait découvrir une autre facette du quartier : de la multiculturalité qui anime les rues aux anciens vignobles installés le long du ruisseau Maelbeek qui ont donné leur nom à la rue des Coteaux, en passant par la boulangerie militante et autogérée Le Pain Levé qui pratique des prix différenciés. Chaque petit bout d’histoire vient apporter un supplément d’âme au quartier et donne envie de s’y installer.
« Ce que j’ai aimé en faisant la balade, c’est qu’on participe un peu à la vie du quartier. On le découvre d’une autre manière. Je trouve ça très chouette », témoigne Camille, une participante.

Appréhender le territoire par le son

La balade sonore invite les participant·es à se connecter, par l’ouïe, au territoire dans lequel ils et elles flânent et à rentrer ainsi dans une forme d’intimité avec lui. Et c’est ce qu’Emilie, artiste sonore, aime : « avec les différentes voix qu'on entend, très vite, on rentre dans une proximité et une intimité avec les personnes qu'on est amené à rencontrer tout au long du parcours. » Et d’ajouter : « dans notre quotidien, on marche toujours avec un objectif précis et on prend toujours les mêmes rues. Ici, c'est une invitation à déambuler sans objectif précis, à parfois prendre des petites rues qu'on ne prendrait pas et à prendre le temps d'observer, d'écouter et de voir ce qu'il se passe, d'offrir un autre regard que celui qu'on a au quotidien quand on est dans l'espace. » 
Dans ses balades sonores, Emilie veille à ce que les participant·es ne se déconnectent pas du territoire traversé : « il y a des moments où on écoute avec le casque et des moments où on l’enlève, c'est un choix. À un moment donné, quand tu as entendu des histoires, tu enlèves le casque et tu vois ce que ça a transformé dans ta manière de marcher. Est-ce que tu vas observer les gens, l’espace public de manière différente ? Et puis ça permet la rencontre. » 
En voyant déambuler le groupe, casque sur les oreilles, les habitant·es sont parfois intrigué·es et certain·es viennent à sa rencontre. Émilie a toujours quelques casques et plans supplémentaires dans son sac pour permettre aux passant·es de se joindre à l’écoute, le temps d’une piste ou même du reste du trajet. La balade sonore est un outil qui permet une connexion différente au territoire, mais qui invite aussi à se rencontrer, à recréer de la cohésion sociale.


(1) Urbanisa’son ASBL a créé une dizaine de balades sonores dans différents quartiers de Bruxelles, mais aussi à Charleroi et à Namur. Plus d’infos sur www.urbanisason.be (voir notre sélection d’adresse utiles)
(2) C’était l’époque du controversé bourgmestre Roger Nols
(3) Certains de ces témoignages sont à écouter lors de la balade sonore mais d’autres sont aussi à découvrir dans le recueil de texte
À l’ombre des tilleuls, nos histoires de Claire Corniquet.

Articles associés pouvant vous intéresser