Les paysages sonores ont beaucoup à nous dire
Les paysages sonores ont beaucoup à nous dire
Juin 2025, propos recueillis par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°144 : Environnement sonore - tendez l'oreille
La captation et l’analyse des sons d’un écosystème, de son paysage sonore, aident à documenter l’évolution de sa biodiversité et le niveau de pollution sonore. Et, plus largement, à questionner la relation entre les humains et les autres vivants. Entretien avec un spécialiste de l’écoacoustique, Jérôme Sueur, enseignant-chercheur en écologie au Muséum national d'Histoire naturelle de Paris (1).
En écoacoustique, on enregistre un environnement dans son entièreté. On prend tous les sons : ceux des vivants (animaux et humains), ceux des machines (avions, voitures...) et ceux des éléments (pluie, vent, rivière...)
Photo ©Frédéric Sèbe
En quoi consiste l’écoacoustique ? Quels sont ses objectifs ?
C’est une discipline scientifique jeune, née il y a une dizaine d'années. Elle cherche à traiter des questions d’écologie, de suivi de la biodiversité et de préservation des écosystèmes, par l’écoute de ces écosystèmes. L’analyse du son est une technique, à côté d’autres (prélèvements, images satellitaires, photos, etc.), pour connaître les environnements naturels et leur évolution. En écoacoustique, on n’enregistre pas un animal spécifiquement, mais des environnements dans leur entièreté : des paysages sonores. On prend tous les sons : ceux des vivants (animaux et humains), ceux des machines, et ceux des éléments (rivière, pluie, vent, bruissement des feuilles…). Et on analyse ces mélanges de sons. Pour essayer d’en tirer des informations écologiques sur les équilibres entre tous ces sons, sur le niveau de bruit (lire la définition plus bas) causé par l’humain, sur la présence de certaines espèces, sur la météo...
Comment procédez-vous pour collecter ces sons ?
On peut aller les écouter et les enregistrer sur le terrain. Mais cette méthode a ses limites : notre présence risque de déranger les animaux (ce qui peut créer un biais d’observation), et on ne peut pas être présent tout le temps ni partout. Donc on procède aussi et surtout à l’installation de magnétophones dans un site (une forêt, une prairie, une zone maritime…), qui y enregistrent les sons selon un horaire régulier. On collecte ainsi de nombreuses données acoustiques. On peut nous-mêmes identifier toute une série d’espèces animales, mais on fait de plus en plus appel à l'intelligence artificielle (IA), pour nous aider dans l’analyse. On capte aussi des sons que l’humain ne peut entendre, notamment les ultrasons émis par les chauve-souris et par certains insectes.
Actuellement, par exemple, nous enregistrons, jour et nuit, dans une centaine de forêts en France. C’est le projet Sonosylva (lire plus bas "110 forêts sur écoute").
Pouvez-vous déjà tirer des enseignements d’enregistrements et analyses réalisés ces dernières années ? Par exemple concernant l’état de la biodiversité ?
C’est un peu tôt, on n’a pas encore beaucoup de recul, l’écoacoustique et l’IA étant récentes. Je peux supposer que la biodiversité sonore a diminué, en lien avec la crise de la biodiversité, mais je ne peux pas encore vous le documenter. On souhaite aussi savoir si le bruit anthropique (celui des activités humaines), la pollution sonore, touche aussi les zones naturelles protégées – où l’on s’attend pourtant à des conditions de grand calme. Cela a été démontré dans les parcs naturels américains. Dans la forêt du Risoux (Haut-Jura), forêt protégée très riche en biodiversité, où nous travaillons à long terme, 75% de nos enregistrements révèlent des bruits d’avions (3). C’est peut-être un cas exceptionnel parce qu’on n’est pas très loin d’un aéroport (à 40 km). On va voir ce qu’il en est dans d’autres forêts, mesurer ce bruit, dû aux transports (avions, trafic routier, et trains dans une plus petite mesure), aux engins agricoles et à la sylviculture (tronçonneuses…).
Le son n’a pas de frontières, il peut se transmettre loin, on ne peut pas l’arrêter, le couper.
En quoi les bruits des machines, des transports, tous ces sons anthropiques, peuvent-ils perturber la faune ?
On sait que le bruit, selon son intensité et la durée d’exposition, peut avoir divers impacts sur la santé humaine. Il peut causer des lésions auditives, des états de fatigue, de stress et d’anxiété (qui peuvent participer à l’émergence de diverses maladies), mais aussi des difficultés d’apprentissage, etc. (lire "Quand le bruit nuit à la santé") Or, la plupart de ces impacts ont aussi été démontrés chez des espèces animales non humaines. On observe des marqueurs de stress dans le sang, de la fatigue, un manque de sommeil, des perturbations dans la communication, dans la reproduction…
Face au bruit, les animaux ont pour moyens de réaction soit de fuir pour s’éloigner des zones de bruit, soit d’essayer de s’adapter. Souvent avec un coût énergétique : s’ils doivent communiquer plus, plus fort ou avec plus d’aigus pour passer à travers le bruit, ils auront moins d’énergie pour élever leurs petits ou échapper à un prédateur. Cela vaut aussi s’ils doivent se déplacer davantage – ce qui peut d’ailleurs être fatal à certaines espèces en hiver.
Le bruit peut aussi directement perturber les interactions entre les espèces, par exemple entre des proies et des prédateurs qui utilisent les sons qu’ils émettent pour se repérer l’un l’autre. Et si le bruit est défavorable à des insectes pollinisateurs, par exemple, cela impactera la pollinisation, une fonction écologique. (4)
Y a-t-il des sons humains qui peuvent être bénéfiques pour les animaux sauvages – en dehors de ces cas où une proie ou un prédateur en profite ?
Il y a bien des moules qui sont attirées par le bruit des bateaux, lesquels vont ensuite leur servir de support… Mais je ne vois pas d’autre cas. Globalement, les sons humains sont perturbateurs. Il y a un déséquilibre sonore. C’est un grand classique de la présence humaine, hégémonique, dominante, présente partout.
Et cela alors qu’à l’inverse, les sons de la nature, les chants d’oiseaux notamment, nous font du bien (lire l'encadré "Ces sons de la nature qui nous font du bien"). Ils diminuent le stress et aident à la récupération.
Un de vos postulats, c’est que l’évolution sonore d’un environnement peut être un indicateur du dérèglement climatique…
En effet. Dans la forêt du Risoux, par exemple, on voit déjà des impacts du changement climatique : les épicéas – l’essence principale – sèchent, ils sont attaqués par des insectes xylophages, et, du coup, on doit les abattre. La forêt change de physionomie, ce qui impacte la faune. Et il est très probable qu’on entende aussi ce changement, à long terme.
Comment ? Par quels genres de sons ?
Déjà, par les sons de la météo : plus de pluies intenses et de périodes de sécheresse, moins de neige… Ensuite, par le son d’espèces qui ne vont pas s’acclimater à l’augmentation de la température, vont se raréfier ou disparaître (par exemple un oiseau comme le grand tétras, mais aussi des espèces plus communes). A l’inverse, d’autres espèces plus tolérantes au changement climatique seront sans doute plus présentes. Une hypothèse est qu’on va vers une forme d’homogénéisation des paysages sonores, en raison du changement climatique notamment, mais aussi de la destruction des habitats par l’urbanisation et l’artificialisation des sols. Dans le cadre de Sonosylva, par exemple, on souhaite voir jusqu’à quel point les paysages sonores forestiers (des Vosges, du Jura, des Alpes…) diffèrent et évoluent.
A force d’écoute analytique, scientifique, ne perdez-vous pas la capacité d’écoute sensible et d’émerveillement face aux sons et aux paysages sonores?
Il m’est plus facile d’avoir une écoute sensible, en tout cas, quand j’arrive dans un milieu que je ne connais pas bien, ou qui est complexe – typiquement en forêt tropicale, dans mon cas. Dans mon jardin, c’est plus difficile, je me demande toujours « est-ce telle espèce que j’entends là ? » et je cherche à identifier l’espèce. Mais j’essaie de préserver cette écoute sensible, et de défendre cette approche, dans mon travail et auprès du grand public. On peut écouter juste pour la beauté du son (sans chercher à identifier précisément l’espèce), et peut-être aussi pour ce qu’il représente, indirectement, d’un point de vue écologique.
Devrait-on davantage apprendre à écouter, dans nos sociétés ?
Nous sommes des animaux essentiellement visuels, nous communiquons beaucoup par la vision, nous portons beaucoup d’attention à l’image, à la vidéo. Notre mémoire visuelle est meilleure que notre mémoire auditive. L’ouïe est au second plan (5).
Je le dis toujours dans mes conférences : ouvrez grand vos oreilles, prêtez attention à l'environnement sonore. Ne fût-ce qu’en marchant dans la rue : le son d’un bar, des pas, des voix d’enfants, le chant d’un oiseau, le bourdonnement d’un insecte, le bruissement des feuilles… Cela donne une autre dimension – qui fait la part belle à l’imprévu, à l’inattendu –, une autre sensorialité, une autre ouverture au monde.
L’écoacoustique s’intéresse-t-elle également aux milieux urbains ?
Oui, mais beaucoup moins. Les conditions acoustiques y sont mauvaises, l’analyse des sons des vivants y est compliquée. Il y a sans doute aussi un effet épistémologique : les écoacousticiens viennent souvent de l'écologie et sont habitués à étudier les paysages non urbains. Pourtant, les espaces verts dans les milieux urbains sont intéressants, ils ont un rôle important sur le plan de la biodiversité, mais aussi pour les humains qui y trouvent des espaces de ressourcement, de quiétude (en ce compris quiétude sonore), et un contact avec des sons naturels.
La dimension sonore est-elle suffisamment prise en compte dans les aménagements urbanistiques ?
Je ne suis pas spécialiste de la question, mais d’après ce que me disent des architectes, on s’intéresse surtout à l’acoustique intérieure des bâtiments, mais pas assez à l’acoustique extérieure, notamment aux échos, aux effets canyon (tunnels sonores) que peuvent produire les bâtiments, l’urbanisation.
En fait, l’humain essaie avant tout de se protéger du bruit…
En effet, il cherche surtout des moyens de s’en protéger, de s’en isoler (double-vitrages, casques anti-bruit), mais il est peu soucieux du bruit qu’il crée, de l’effet sur les autres êtres vivants. Parfois même, il rajoute du bruit au bruit, par exemple via des pots d’échappement supplémentaires – ce qui lui donne un sentiment de puissance.
Pour lutter contre la pollution sonore, il faut davantage agir sur les sources de bruit. Cela suppose une forme de sobriété. Moins utiliser les machines, en premier lieu : avions, voitures, motos, tondeuses, kärcher, etc. Limiter les périodes d’activité (cf. l’interdiction de vols la nuit) et l’utilisation de certains appareils dans certains lieux (dans les Calanques de Marseille, la diffusion de musique via des enceintes portatives ou connectées est désormais interdite, ça devenait infernal). Et par ailleurs, travailler à des améliorations techniques. D’un point de vue acoustique, la voiture électrique est une belle avancée – du moins quand le véhicule roule à faible vitesse (lire "La vitesse plus que le type de moteur"). La limitation de la vitesse est en elle-même utile, comme on le constate sur le périphérique de Paris, désormais à 50 km/h. La vraie solution étant, évidemment, de moins utiliser la voiture…
Des idées d’activités ou d’outils pédagogiques pour sensibiliser à l’environnement sonore ou à l’écoute ?
On réfléchit à développer des projets de sciences participatives, et on a publié un petit outil d’aide à l’écoute et à la représentation des sons (6).
Sinon, je conseille de simplement marquer un temps d’écoute, de temps en temps, que ce soit dans le cadre scolaire, en famille ou avec des amis : pendant une ou deux minutes, on s’arrête de bouger et de communiquer (ce n’est pas si évident), on ferme les yeux et on écoute attentivement notre environnement. C’est apaisant, en général.
Pourriez-vous nous citer un son qui vous émerveille ?
Je pourrais vous citer des chants d’oiseaux, ou la cymbalisation des cigales mâles (lire "Chanter par les tympans"). Mais j’aime aussi écouter les sons de déplacements, tels que des battements d’ailes de chauve-souris, ou des pas humains – qui peuvent être révélateurs d’un état d’esprit.
Des écoacousticiens installent des magnétophones dans une forêt pour enregistrer son paysage sonore, qui sera ensuite analysé.
Photo ©Frédéric Sèbe
Des sons et des bruits
« Un son est, selon sa définition physique, une vibration qui se propage dans un milieu, le plus souvent l’air mais cela peut aussi être l’eau, le sol ou une plante, rappelle Jérôme Sueur. Un bruit, lui, dans sa définition la plus courante, est un son ou un ensemble de sons qui perturbe un système, notamment un système de communication. Ce son devient donc désagréable – voire toxique. Là, si quelqu’un parle en même temps que nous ou diffuse de la musique, cela va nous gêner, nous empêcher de communiquer. Selon le récepteur, selon le moment et ce qu’il est en train de faire, une vibration sera donc soit du bruit, soit un son. »
Et le silence ? Est-ce l’absence totale de sons ?
« Oui, c’est la première définition. Cela dit, dans des conditions naturelles, même dans le désert, on ne rencontre jamais cette situation, le silence absolu n’existe pas. Et quoi qu’il en soit, je ne le trouve pas désirable, parce qu’il représente l’absence de mouvement, l’absence de vie, le vide. (2) J’aime beaucoup cette définition donnée par un enfant de maternelle : le silence est un son qui ne fait pas de bruit. »
110 forêts sur écoute
Le projet de suivi acoustique Sonosylva (www.sonosylva.cnrs.fr), porté par le Muséum national d’Histoire naturelle et l’Office français de la biodiversité, concerne 110 forêts de France métropolitaine. « Il répond au souhait de l’OFB de diversifier les méthodes de suivi de la biodiversité à l’échelle du pays. Il s’agit d’observer la dynamique et la singularité sonore des différents milieux forestiers, la présence ou l’absence d’espèces (d’oiseaux, d’insectes, d’amphibiens, de mammifères…) et la pollution sonore ; et d’établir une sonothèque des paysages forestiers », explique Jérôme Sueur. Le projet concerne des forêts protégées, « a priori davantage préservées du bruit, et dotées de gestionnaires, avec qui nous pouvons collaborer, y compris pour cet autre objectif du projet : sensibiliser le public au patrimoine sonore forestier et, par là, à sa biodiversité. »
Sources
(1) Auteur des chroniques Le Son de la Terre et de l’essai Histoire naturelle du silence (voir aussi ici).
(2) On pourrait aussi évoquer d’autres types de silence : le silence physiologique (l’absence perçue de sons), un silence dans une conversation humaine, le silence dans une partition musicale...
(3) Lire le reportage de Philosophie Magazine dans le Risoux. Jérôme Sueur a mené d’autres missions d’écoacoustique en Guyane française, à la frontière des deux Corées, etc.
(4) Sur les sons du vivant et les impacts du bruit, lire aussi le dossier du magazine Futura n°2 (avril 2023).
(5) Comme le rappelle Caspar Henderson (Une histoire naturelle des sons, éd. Belles Lettres), l’ouïe est pourtant « notre premier sens (les bébés peuvent se souvenir de sons entendus dans l’utérus) », et un sens étonnamment souple et réactif.
(6) Les sonoglyphes : www.sonosylva.cnrs.fr/sensibilisation/