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Article Symbioses

S’évader de prison par le son

S’évader de prison par le son

S’évader de prison par le son

Juin 2025, par Anne Versailles
Un article du magazine Symbioses n°144 : Environnement sonore - tendez l'oreille

Confiner les sons du dehors pour offrir des espaces d’évasion aux personnes condamnées au dedans : Evasion, un projet artistique en maison d’arrêt.


©Anne Versailles

Photo ©Anne Versailles

Ils sont en maison d’arrêt. Retirés du monde et de leur vie, dans l’attente d’être jugés pour des délits ou des crimes qu’ils ont peut-être commis. Enfermés entre des murs gris, entassés dans des cellules surpeuplées, ils circulent entre de lourdes grilles en fer que leurs gardiens verrouillent et déverrouillent à longueur de journée. Nous sommes à Dunkerque et des goélands les survolent de leurs cris d’allégresse.

Et moi, je suis là, en 2018, en résidence artistique dite « mission culturelle » pour rencontrer des structures locales et y partager avec les habitant·es mon univers et ma démarche artistiques. Ce que j’aime dans ces occasions, c’est emmener les habitant·es dans la re-découverte de leurs lieux de vie quotidiens : déambuler dans les environnements qu’ils et elles connaissent bien mais en les invitant à porter leur regard autrement, à se mettre à l’écoute de ce qui bruit, à y engager leur corps et leurs sens.

Mais avec les détenus de la maison d’arrêt, comment procéder ? Je leur ai alors proposé de marcher pour eux et de leur rapporter, entre les murs, les sons du dehors. Sur un grand orthophotoplan de la ville, je les ai invités à dessiner, chacun, l’itinéraire qu’ils aimeraient pouvoir parcourir. J’avais imaginé qu’ils auraient des envies poétiques, du genre « entendre la mer ou les oiseaux ou le bruissement des feuilles »… Pas du tout ! Les quelques itinéraires dessinés m’emmenaient du fritkot au stade de foot, de la place du marché au Leclerc, de la gare à la cité…

Qu’importe, j’ai parcouru ces itinéraires en enregistrant ma déambulation. J’ai pointé mon micro vers ce qui était là au moment de mon passage et, vraisemblablement, vers ce qui, très subjectivement, « happait » mes oreilles. Puis je suis revenue vers la maison d’arrêt, et ai fait passer ces sons du dehors par tous les portiques, sas et cadenas pour offrir à chacun des participants à mon atelier ce moment d’écoute promis. Casque audio sur les oreilles, tous se sont plongés dans leur promenade. Quelle émotion : ces gars, plutôt cabotins et remuants, sont restés en apnée tout le temps de leur écoute, 20, 30, 40 minutes !

Les supers pouvoirs du son

Ils ont ensuite exprimé combien entendre ces sons du dehors leur faisait du bien, eu égard à leur univers actuel qui n’était plus fait que de cliquetis et claquements de grilles et de clefs… Combien aussi cette écoute avait fait naître d’images dans leur tête : souvenirs, rêves, fantasmes, projections… Et combien cette écoute les avait apaisés et leur avait permis de s’évader hors des murs de la prison. A leur manière, ils témoignaient de ce que les sociologues du son relèvent : l’écoute crée une disponibilité à l’espace et au temps, impose de se mettre dans une posture sensible, a une vertu immersive qui reconnecte à soi et au monde, mobilise en nous des images mentales et l’imaginaire, nous ramène à un savoir situé (non pas sur mais dans le monde).

Dans le cadre de ces « missions culturelles », les projets sont toujours des one-shot. Mais c’est une approche que j’aimerais redéployer avec d’autres publics en situation d’enfermement, notamment des malades cloué·es sur leur lit d’hôpital, des personnes âgées dans leur maison de repos, des personnes qu’un handicap prive d’une mobilité de mouvement… Leur offrir, par une immersion dans les sons d’un dehors inaccessible, un moment d’évasion contemplative et sensible.

Anne Versailles est artiste marcheuse, géopoète et créatrice sonore au sein de TSIMzoom asbl (voir notre sélection d'adresses utiles). 

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