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Article Symbioses

Friches à défendre

Friches à défendre

Friches à défendre

Septembre 2024, par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°141 : Les friches, riche terrain éducatif


Pour répondre notamment à la demande de logements, toutes les friches bruxelloises sont englouties par des projets immobiliers. Toutes ? Non ! Quelques-unes résistent encore et toujours grâce à des collectifs peuplés d’irréductibles habitant·es et de fées, qui se mobilisent pour sauvegarder ces trésors méconnus, leur nature sauvage et la qualité de vie en ville.

 


Symbioses 141


Thomas Jean nous attend devant la grille de la friche Josaphat, à un petit kilomètre de l’engorgé rond-point Meiser, à Schaerbeek. Sa casquette et son sweat arborent un petit renard, son animal fétiche. Avec sa chaîne YouTube La Minute Sauvage, ce vidéaste nature propose des mini-documentaires sur les animaux étonnants avec lesquels les Bruxellois·es cohabitent sans le savoir. Plusieurs familles de renards ont d’ailleurs trouvé refuge ici, de l’autre côté de la grille. Un écriteau « propriété privée » annonce la couleur. Notre guide du jour ouvre le cadenas. Passé quelques arbres et un potager collectif un peu punk (1), on pénètre dans la nature sauvage, en se frayant difficilement un chemin à travers la végétation. Autour de nous, 24 hectares de prairie, traversés au loin par une ligne de chemin de fer. Un paysage ouvert, presque fagnard.

« On est entre Schaerbeek et Evere, en pleine ville. Pourtant, on a l’impression de se retrouver à la campagne. C’est un endroit incroyable pour son paysage et sa biodiversité, avec une zone essentiellement composée d'essences à fleurs, se réjouit Thomas Jean en essayant de retrouver une orchidée sauvage. Cette végétation a pu pousser librement, simplement parce que cet espace est dénué de toute forme de gestion humaine depuis plus de dix ans. » Au loin, un pic vert nous observe, perché sur la cime d’un arbre mort. La zone a été évaluée par Bruxelles Environnement comme étant à « très haute valeur biologique » (le niveau le plus élevé), pour la diversité et la rareté des espèces locales de plantes et d’animaux. Plus de 1300 espèces ont été identifiées ici, notamment une très grande diversité de libellules et d’abeilles.

Habitat naturel contre logements en béton

« Des zones aussi riches biologiquement, à Bruxelles, il y en avait un certain nombre à une époque, mais elles tendent à disparaître (2), regrette le photographe bruxellois. Elles ont pour la plupart été détruites, car considérées comme terrains constructibles. » Le site Josaphat, lui aussi, est menacé. Il a été identifié comme pôle de développement stratégique par le Gouvernement bruxellois. Le Plan d’Aménagement Directeur (PAD) prévoyait initialement d’y construire 1200 logements et de nombreuses infrastructures. Suite à une large mobilisation citoyenne et à une crise politique, le PAD n’a pu aboutir. Néanmoins, en 2023, le propriétaire régional public, la Société d’Aménagement Urbain (SAU), a attribué le marché public de construction d’un quartier dit « durable » de 509 logements, dont 158 logements sociaux et une école. Un tiers de la friche serait ainsi urbanisé, sur la partie la plus riche en biodiversité. De quoi répondre aux besoins d’une (toute petite) partie des plus de 50 000 ménages bruxellois en attente de logement social, estiment les partenaires du projet.

Mais faut-il sacrifier l’habitat naturel de centaines d’espèces sur l’autel de la crise du logement ? « Pas nécessairement, répond Eric de Plaen, bénévole de l’asbl Natagora. On dénombre entre 17 000 et 26 400 logements vides à Bruxelles, près de 5000 logements sociaux inoccupés en attente de rénovation, plus d’un million de m2 de bureaux vides et partiellement convertissables. Commençons par là. On a aussi proposé de construire sur l’autre partie de la friche, de l’autre côté du chemin de fer, là où le sol est déjà imperméabilisé. Outre sa richesse biologique, cette friche est un îlot de fraîcheur, dont les habitants auront de plus en plus besoin avec les changements climatiques, estime le juriste naturaliste. J’ai envie d’une ville résiliente, qui résiste aux canicules et aux inondations, où la pollution est réduite, où les gens peuvent se connecter à la nature près de chez eux. » Il y va de la qualité de vie en ville pour toutes les populations, humaines et non humaines.

Une intense mobilisation

Pour préserver la zone à haute valeur biologique, des citoyen·nes – dont Eric et Thomas – se mobilisent depuis plus de cinq ans au sein du collectif Sauvons la friche Josaphat. A leur actif : des occupations, une pétition forte de plus de 20 000 signatures, une manifestation réunissant plus de 1000 personnes, de nombreux recensements naturalistes, la construction de solides dossiers pour répondre massivement aux deux enquêtes publiques et proposer des alternatives… « Ça veut dire mobiliser les gens, en les sensibilisant de plein de manières, en allant sonner aux portes, en organisant des visites guidées, souligne Thomas Jean. Moi, je le fais à mon échelle, avec mes vidéos et mes bouquins. » Eric de Plaen, avec d’autres, s’est quant à lui plongé dans les dossiers techniques, pour construire des arguments et des propositions tenant mieux compte des questions de biodiversité, d’eau, de logement, de pollution. Un profond travail d’équipe.

« C’est très bien de signer une pétition pour sauver la forêt amazonienne, mais je préfère regarder la richesse naturelle qui est ici et qui est en passe de disparaître dans une mer de béton, s’inquiète le photographe animalier, en montrant une libellule posée aux abords d’une mare éphémère. C'est compliqué parce que, quand on se balade dans ces hautes herbes, si on ne concentre pas son regard, on ne voit pas grand-chose. Il n’y a ici ni ours polaire, ni barrière de corail, mais ça a de la valeur. » D’où la proposition du collectif de créer sur la friche un parcours éducatif et de proposer des animations pédagogiques, pour montrer aux enfants ce qu'est réellement la biodiversité à Bruxelles, « pour les reconnecter à la nature sauvage en pleine ville, plutôt que de les emmener voir des animaux exotiques à Pairi Daiza ». Certes, le parc public Josaphat est à un jet de pierre et draine beaucoup de monde, mais il est infiniment moins riche en bio-diversité.

Pas question de mettre la friche sous cloche. « C’est actuellement un terrain public, il faut qu’il redevienne accessible tout en préservant la biodiversité, car les gens ont besoin de nature en ville », insiste Eric De Plaen.
Dernier argument : beaucoup d’oiseaux migrateurs profitent de cette grande friche ouverte et calme pour se nourrir des innombrables insectes, se protéger, se reposer, avant de traverser la ville. « Si on la détruit pour y construire un pseudo-écoquartier, c'est comme si, pour nous humains, on fermait toutes les aires de repos entre Bruxelles et la côte d'Azur… », compare Thomas Jean, en nous raccompagnant à la grille.

Symbioses 141
©Thomas Jean

Photo : ©Thomas Jean
Plus de trente espèces de libellules et demoiselles ont été observées sur la friche Josaphat, ce qui en fait l’un des sites les plus riches en odonates de la Région bruxelloise.

Sauver le marais Wiels

En parlant de traverser la ville, direction une autre friche menacée : le marais Wiels, dans le bas de Forest, à une encablure de la gare du Midi. En marchant sur le trottoir de la grisâtre avenue Van Volxem, entre le centre culturel Brass et les ruines du Métropole, rien ne laisse présager qu’une merveille naturelle se cache de l’autre côté de la palissade taguée. Une passante s’arrête et fixe son regard à travers une brèche. Le marais est là, scintillant, niché entre ces anciennes brasseries et une voie de chemin de fer surélevée. Sept cygneaux et leurs parents s’y promènent, au pied de roseaux pliés par le vent, pendant que des oiseaux chanteurs tentent de couvrir le bruit des voitures (fauvette grisette, rousserolle effarvatte).

Pour faire le tour du marais, il faut passer par un petit jardin public jouxtant le centre d’art contemporain Wiels. « Ce sont les anciennes brasseries Wielemans, qui se trouvaient au centre-ville. Vers 1880, afin d’augmenter leur production, elles ont migré ici, sur un terrain marécageux bien alimenté en eau, proche des voies de distribution, raconte Leïla Bensalem, telle une guide touristique, en montrant le lieu d’exposition rénové à grands frais. Et là-bas, le bâtiment en ruine qu’on appelle Le Métropole abritait les bureaux. » Sous nos pieds apparait encore la voie ferrée, vestige de l’activité industrielle.

Un conte de fées entre joie et déception

Leïla est une fée. C’est le nom que se sont donné les défenseuses et défenseurs du marais. Car l’histoire du lieu tient de la magie. En 2007, la société immobilière JCX voulut construire des bureaux sur le site abandonné après la faillite de la brasserie. En effectuant les forages pour les piliers de fondation, l’entrepreneur perça la nappe phréatique. L’eau inonda progressivement l’excavation. La crise financière de 2008 porta ensuite un coup d’arrêt aux travaux. Ainsi se développa progressivement une riche biodiversité, symbole d’une nature qui se défend face aux appétits immobiliers.
« Aujourd’hui, l’étang fait près de 9000 m2, accueille trois roselières et plus de 200 espèces. C’est un biotope typique des marais, c’est pour ça que les fées l’ont appelé Marais Wiels, explique la Forestoise, nous emmenant à la découverte de son précieux trésor. Lors de fortes pluies, l’étang sert aussi de bassin de rétention d’eau, c’est très utile dans ces quartiers minéralisés. »

La verticalité des ruines industrielles se reflète sur les eaux planes. Leïla, aussi intarissable que le marais, continue son histoire : « Quand, en 2016, JCX a déposé une nouvelle demande de permis pour la construction de 170 appartements de luxe, on s’est mobilisés pour répondre à l’enquête publique, et on a rameuté les habitants. On n’y connaissait rien, on a tout lu, on a fait appel à des architectes, des associations, etc. Plein de fé·es (avec un point médian, car ce sont des hommes et des femmes), d’ici et d’ailleurs, nous ont aidés et nous aident encore ».
Eric De Plaen en fait partie. « J’ai commencé en allant nettoyer les crasses du marais, lors de “crade partys” les dimanches d’été. On continue à entretenir la roselière, pour sauvegarder la richesse biologique », raconte-t-il.

C’est un lieu de refuge pour les animaux, mais aussi pour les humains.

Leïla Bensalem

 

Un enjeu social

Pour faire (re)connaître la friche, les fé·es l’ont localisée sur Google maps, ont renommé l’arrêt de tram Marais Wiels, édité des affiches et des cartes postales, comme si c’était un lieu touristique. De quoi renverser les imaginaires et bousculer les responsables politiques… Si bien qu’en 2021, la Région de Bruxelles-Capitale rachète le terrain, la crise du covid-19 ayant mis en évidence le besoin d’espaces verts et ouverts dans ce quartier densément peuplé du croissant pauvre de Bruxelles.

« Hélas, la Région prévoit toujours de réaménager le site, en en préservant une partie mais en construisant quand même 80 appartements à la place de la roselière nord, regrette Leïla Bensalem, constatant une certaine gentrification. Officiellement, cet étang n’existe pas, c’est juste un terrain à bâtir. Pourtant, pour beaucoup d’habitants, c’est le seul espace vert près de chez eux. »

En cet après-midi ensoleillé, une dame prépare un barbecue, se servant de légumes dans quelques bacs potagers. En arrière-plan, des graffeurs colorent les murs surélevant la voie de chemin de fer. Le marais Wiels est en effet un haut lieu de l’art urbain. Quelques cartons aménagés dans une alcôve du mur de soutènement indiquent que plusieurs personnes survivent ici, au coeur de la friche. Parmi eux, Melissa, fée sans logis, participe régulièrement aux crade partys et autres actions de défense du marais. Assise sur un banc décoré par un artiste plasticien, elle contemple la vie de « son » étang et raconte à Leïla ses aventures de la veille. « C’est un lieu de refuge pour les animaux, mais aussi pour les humains », nous confie-t-elle.

Apprentissages scolaires et informels

Pour sensibiliser à la richesse de la friche, Leïla Bensalem et sa comparse Geneviève Kinet organisent fréquemment des visites guidées, notamment pour les écoles. Selon les besoins de l’enseignant·e, elles abordent in situ le cycle de l’eau et son parcours jusqu’au marais, les espèces présentes, l’histoire industrielle du lieu, son évolution naturelle, ses enjeux environnementaux, sociaux et culturels. De quoi alimenter les cours d’histoire, de géographie, de sciences, ou même de sciences sociales. Leïla termine généralement par une balade sur le toit du centre Wiels, d’où l’impressionnante vue à 360° est idéale pour aborder l’aménagement du territoire par une approche paysagère de la ville.
« J’ai appris plus ici que durant toutes mes années de travail dans les ressources humaines, confie l’autodidacte. En lisant, mais aussi en rencontrant d’autres fé·es ou des spécialistes venus visiter le marais. Au-delà des connaissances environnementales, j’ai appris les règles urbanistiques, comment faire passer un message, comment sensibiliser des enfants ou des adultes, comment argumenter face à des responsables politiques. »

Thomas Jean connaît bien Leïla et les autres fé·es du marais. Il vient souvent prendre des clichés naturalistes, pour sublimer la beauté du lieu. Que ce soit à Josaphat ou ici, il dit lui aussi avoir rencontré des personnes passionnantes, de véritables bibliothèques vivantes : « Ces initiatives citoyennes, c'est la conjugaison de compétences individuelles, chacun à son échelle. J'ai rencontré des gens convaincus, prêts à sacrifier une part de leur vie privée pour des projets communs qui ont une finalité collective, pour les Bruxellois. Ça ne marche pas systématiquement, mais plusieurs friches ont ainsi été préservées ».

Eric de Plaen confirme : « Dans ces mobilisations, tout repose sur l’humain. Il faut se retrousser les manches, il y a parfois des conflits ou des problèmes d’organisation, comme dans tout collectif. C’est la vie. Et c’est gratifiant de se battre pour quelque chose qui nous dépasse. On ne sait pas à quoi ressemblera la ville de demain, mais une chose est sûre, les habitants auront toujours besoin de nature ».


(1) La Société d’Aménagement Urbain (SAU) a octroyé une occupation temporaire d’une petite partie du site à quelques activités, avant les travaux.
(2) A Bruxelles, outre la friche Josaphat et le marais Wiels, plusieurs autres espaces sauvages riches en biodiversité font l’objet de projets immobiliers auxquels des collectifs citoyens s’opposent. Citons le marais Biestebroeck à Anderlecht, ou encore le Donderberg, à Laeken, menacé par la construction d’une école.

 

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