Des espaces à ménager
Des espaces à ménager
Septembre 2024, propos recueillis par Sophie Lebrun
Un article du magazine Symbioses n°141 : Les friches, riche terrain éducatif
En quoi les friches sont-elles riches, utiles, et constituent-elles un terreau éducatif ? Entretien avec Aurélie Cauchie, chargée de projet aménagement du territoire chez Canopea (la fédération wallonne des associations environnementales) (1), et avec l’écologue Grégory Mahy, professeur à Gembloux Agro-Bio Tech-ULiège, coordinateur de l’unité Biodiversité, Écosystème et Paysage.
©Julie Charles
Quelle image, liée à votre ressenti personnel, vous vient spontanément à l’esprit, quand on parle de friche ?
Grégory Mahy : Un endroit de liberté, qui n’est pas sous contrôle, où s’expriment spontanément un ensemble de processus – biologiques, mais aussi humains, sociétaux.
Aurélie Cauchie : Je pense aux terrils : un paysage qui a marqué mon enfance à Charleroi, un endroit où j’allais jouer. Depuis lors, ces terrils noirs (ce « Pays noir » dont les gens se moquaient) sont devenus verts. Associés aux terrils, il y a aussi ces chemins de fer délaissés, sur lesquels on allait se balader. Ils ont été réaménagés en RAVeL.
Comment définir une friche ? Peut-on dire qu’il s’agit d’un espace délaissé, vestige d’une activité humaine qui a cessé ?
AC : Oui et non. Il faut noter qu’il n’y a pas une définition stabilisée du concept de friche, et qu’on en a souvent une vision restrictive ; dans les outils d’aménagement du territoire wallon, par exemple, existe la notion de « Site à réaménager » (2), mais celle-ci n’englobe pas la totalité des sites délaissés. Remarquons aussi qu’il y a eu un glissement sémantique. Initialement, la friche est une réalité agricole : une zone de jachère, une zone de mise en repos temporaire. Petit à petit, par extension, on a parlé de friche pour un site industriel abandonné – et généralement recolonisé par la nature. On a l’image de ces imposantes friches industrielles : anciens charbonnages avec leurs terrils, sites sidérurgiques, carrières… Mais il existe bien d’autres friches : ferroviaires, hospitalières, commerciales, militaires, touristiques... Et toutes ne sont pas de grande taille, ni polluées. Elles comportent plus ou moins de bâtiments, voire aucun, selon les cas.
En quoi les friches, surtout celles qui ne sont pas ou peu bétonnées, sont-elles potentiellement riches et utiles en termes de biodiversité ?
GM : Cela part d’un principe écologique. Les moteurs de la biodiversité des paysages, des systèmes écologiques, ce sont les perturbations. Les milieux sont spontanément perturbés en permanence et à toutes les échelles, depuis l’action de l’herbivore qui gratte le sol jusqu’aux tempêtes ou aux incendies. Ce sont ces perturbations qui créent des dynamiques continuelles dans les paysages, qui permettent à des espèces d’écologies différentes (de milieux stables et de milieux temporaires) de coexister et de se déplacer. C’est un principe qu'on a oublié, dans nos sociétés : on vit dans des paysages contrôlés, avec un plan de secteur qui définit les fonctions de chaque zone (agriculture, zone à bâtir, zone forestière…), une agriculture intensive qui est un écosystème bloqué au début de sa dynamique (en labourant tous les ans, on remet chaque fois le sol à nu, le système à zéro), etc. Ça ne bouge pas, on a fixé le territoire, en ce compris les milieux les plus perturbés naturellement : les cours d’eau.
Les friches – elles-mêmes issues d’une perturbation écologique créée par l’humain – sont généralement des endroits qu’on laisse évoluer et qui, du coup, vivent des dynamiques spontanées naturelles. Ce sont quasi les seuls endroits où cela se produit encore : les friches constituent une originalité écologique extraordinaire dans notre paysage ! Elles accueillent un grand nombre d’espèces végétales et animales, notamment des espèces qui ne trouvent plus leur habitat dans nos territoires trop gérés. Des espèces pionnières, qui apprécient les milieux perturbés (3), mais aussi des espèces d’autres milieux. D’autant que nombre de friches, notamment les friches industrielles, présentent une hétérogénéité : sols bétonnés, sols nus, remblais, bâtiments…
Cette biodiversité des friches est-elle objectivée ?
GM : C’est l’objet du projet FrichNat concernant les friches industrielles wallonnes, auquel participent plusieurs chercheurs de l’ULiège (lire l’article, pp.14-15). On a compilé 70 000 données biologiques existantes, liées à 292 sites. On constate que la majorité de ces sites comptent une ou plusieurs espèces animales et/ou végétales protégées. Nous allons proposer que 89 friches industrielles soient reconnues comme SGIB, Site de grand intérêt biologique (4).
De quoi plaider en faveur de la préservation, au moins partielle, de ces sites que la nature a réinvestis ?
GM : Je ne dis pas que chaque fois qu’il existe une espèce protégée sur une friche, on ne peut plus rien y faire, qu’on doit empêcher tout projet de réaménagement. Mais il faut tenir compte de ces informations sur la biodiversité. Il est important que les décideurs et porteurs de projets prennent conscience de l’importance de l’enjeu biologique, qu'ils ne voient pas seulement la friche comme un espace de redéploiement urbain et industriel. Rappelons que le monde vivant (l’érosion de la biodiversité) est la première limite planétaire dépassée. 25% des espèces, à l’échelle mondiale, sont en danger d'extinction, et 30% des espèces à l’échelle wallonne. Il est nécessaire d’avoir un regard global, de mener une stratégie régionale sur le plan de la préservation de la biodiversité. Les espèces, notamment les espèces de milieux pionniers, ont besoin de réseaux d'habitats, de maillages, au fil d’un territoire. A ce titre, des friches qui possèdent des ensembles de populations d’espèces protégées et forment (ou participent à) des réseaux cohérents, pourraient être prioritairement préservées. Il faut une gestion dynamique de la biodiversité, tenant compte aussi du fait qu’un milieu ouvert va petit à petit se reboiser, se refermer (lire l’encadré plus bas).
Par ailleurs, les friches ont un rôle à jouer dans la nécessaire (re)connexion des populations humaines à la nature et à ses processus.
AC : Les friches ont, en effet, un intérêt sociétal, en tant qu’espaces verts. Surtout en milieu urbain, où vit la très grande majorité des humains. Ce sont aussi de potentiels espaces d’expériences collectives, de réappropriation par la société civile : potagers, activités culturelles, explorations de type Urbex…
Espaces verts qui ont aussi un rôle à jouer dans l’atténuation des effets du dérèglement climatique…
AC : En effet, les friches où la nature a repris ses droits constituent des îlots de fraîcheur au sein des villes (par évapotranspiration et ombrage). Par ailleurs, lorsque leurs sols ne sont pas imperméabilisés, elles jouent un rôle d’infiltration des eaux de pluie. On le voit avec les inondations à répétition depuis 2021 : ralentir l’eau, permettre au sol de retrouver sa capacité d’éponge est essentiel. Il faut redonner de la place à la nature. En outre, les friches peuvent éventuellement participer à la transition énergétique, en devenant des espaces de production d’énergie renouvelable (photovoltaïque, éolien, biomasse…).
Les friches, c’est aussi du terrain, des surfaces aménageables constructibles dans un certain nombre de cas (5). On comprend donc qu’elles intéressent divers acteurs, que ce soit pour y installer du logement, de l'activité économique (6), etc.
AC : En soi, réutiliser ces terrains participe à la logique de ralentissement de l’étalement urbain et de l'artificialisation des sols (dans une optique d’«optimisation spatiale »), un objectif inscrit dans le Code du développement territorial et le Schéma de développement du territoire (SDT). Et il y a, de fait, des friches dont la revalorisation urbaine fait particulièrement sens. Un bel exemple est la friche de l’ancienne faïencerie Boch à La Louvière, qui occupe 10 hectares en plein cœur de la ville, et qui devrait prochainement se muer en éco-quartier. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut réaménager, réurbaniser toutes les friches – pour les raisons environnementales et sociétales déjà énoncées. Chaque friche s’inscrit dans un contexte unique : urbanistique, économique, social, de biodiversité, de qualité du sol... Canopea plaide pour que ce contexte soit soigneusement étudié avant tout projet, et pour que les différents scénarios de « sortie de friche » – y compris sa préservation en l’état ou sa renaturation – soient envisagés.
Nous devons ménager nos territoires. N’oublions pas que la Wallonie compte plus d’1,8 million de logements déjà construits, sans compter les bureaux et autres bâtiments inoccupés : le tissu bâti existant est largement suffisant pour répondre à nos besoins en matière de logement, au moins jusqu’en 2070. Par ailleurs, 10% des cellules commerciales sont vides, et pourtant on n’arrête pas de créer de nouvelles zones commerciales… Paradoxalement, construire des bâtiments neufs peut participer à la création de nouvelles friches. Combien de centres commerciaux récents ont participé à la désaffection de quartiers commerciaux urbains et ont ainsi favorisé l’apparition de cellules commerciales vides ?
N’y a-t-il pas des mesures qui limiteront ou empêcheront bientôt toute nouvelle construction sur un terrain qui n’a pas déjà été bétonné ? N’est-ce pas le principe du « Stop Béton en 2050 » initié par l’Union européenne ?
AC : La Région wallonne, comme l’Union européenne, parle plutôt de stratégie « zéro artificialisation nette » en 2050, autrement dit, on pourra encore artificialiser un terrain, pour autant qu’en « compensation », on « désartificialise », qu’on rende à la nature un autre terrain (7). Ce qui n’est pas viable sur le long terme ! Un sol qui a été artificialisé (c’est-à-dire fortement compacté, constitué de déchets de construction, parfois traité aux herbicides ou pollué aux hydrocarbures ou aux métaux lourds…) ne peut pas retrouver ses qualités physiques, biologiques et chimiques initiales, redevenir un sol agricole fertile, avant des centaines d’années ! Or, on va aussi avoir besoin de sols en bon état pour continuer à cultiver de la nourriture.
GM : Et répétons que quand la réurbanisation d’une friche est envisagée, quand on y crée un zoning par exemple, il y a d’autres solutions, plus respectueuses de la biodiversité, que tout raser et replanter du gazon partout. On peut réserver des zones de végétation pionnière, créer des mares pour les batraciens… On peut aménager en travaillant avec la nature et non pas contre elle, et même créer des synergies. Mais ce n’est pas évident, car dans nos sociétés, on a une grosse difficulté à associer le développement économique (et le bâti), qui doit être droit, réglé, clair, avec des paysages différents, peu « travaillés », pas très droits ni uniformes. Il y a là un gros enjeu éducatif (8).
En quoi, justement, voyez-vous les friches comme un terreau éducatif ?
GM : Elles permettent de se reconnecter au monde vivant et à ses processus, et donc plus largement à l’imprévu, à cette idée qu’on peut faire confiance aux processus spontanés, qu’on ne doit pas toujours tout contrôler, dompter. Les friches sont aussi des terrains d'aventure extraordinaires pour les enfants. Et, d’un point de vue scolaire, pas mal de sujets liés aux friches peuvent s’insérer dans différents cours : sciences, histoire, économie, éducation à la citoyenneté… Y compris dans l’enseignement supérieur, bien sûr. Cette année, je vais consacrer le cours Biodiversité et ville [NdlR, donné aux bio-ingénieur·es et architectes paysagistes] aux friches et aux processus spontanés qui s’y jouent. C’est aussi l’occasion de faire sortir les étudiants des auditoires.
AC : Chaque friche raconte un pan d’histoire. Les citoyens ont souvent une relation ambivalente à leur égard, car les friches rappellent à la fois de bons et de mauvais souvenirs. On aime les traces d’anciens charbonnages, par exemple, parce qu’on revendique son appartenance à une région, on se souvient de son passé industriel, mais en même temps ces friches portent le souvenir de conditions de vie difficiles et de nombreux décès.
GM : Les anciens travailleurs et les riverains ont une mémoire de ces lieux, des choses à raconter aux jeunes générations : pourquoi ces friches sont là, d’où on vient, le regard qu'on peut en avoir aujourd'hui…
AC : On peut aussi s’interroger sur le grand nombre de friches que comptent nos régions. Sur cette façon qu’a l’humain d'abandonner des sites, sans les assainir ni démonter le bâti, et d’aller reconstruire ailleurs. Une « surconsommation » du territoire liée à l’idée que les espaces et les ressources sont illimités…
On peut aussi imaginer quelles seront les friches de demain. Anticiper. Se demander, par exemple, ce que vont devenir bon nombre de stations-service, avec l’arrivée de la voiture électrique.
(1) Auteure du dossier Friches wallonnes : frichtement riches !
(2) La Wallonie compte 3 224 ha de sites identifiés comme « sites à réaménager » (SAR) (chiffre de juillet 2023 - www.IWEPS.be).
(3) Une espèce pionnière se développe sur un milieu dépourvu de vie ou aux conditions difficiles : pauvre en matières organiques, exposé à des conditions extrêmes, etc. La présence de certaines de ces espèces permet à d’autres espèces de coloniser, à leur tour, le lieu.
(4) « Les SGIB abritent des populations d'espèces et des biotopes protégés, rares ou menacés ou se caractérisent par une grande diversité biologique ou un excellent état de conservation. » (biodiversite.wallonie.be > Sites). L’aménageur doit en tenir compte dans son projet, même si le SGIB n’est pas un statut de protection à proprement parler, comme l’est par contre celui de réserve naturelle.
(5) Pour ne citer que les friches inventoriées dans le projet FrichNat, 55% de ces sites se trouvent en zone urbanisable au Plan de secteur.
(6) Un objectif énoncé par la Région wallonne dans son Plan de relance est « la réhabilitation de friches industrielles » pour « y ramener de l’activité économique et de l’emploi ». https://wallonierelance.be > Economie.
Un objectif aussi présent et même renforcé dans la Déclaration de politique régionale 2024-2029 du nouveau gouvernement.
(7) Cf. le SDT
(8) « [Les friches] viennent heurter notre rapport à l’ordre et au désordre » souligne l’article Les friches, paradis du sauvage (mars 2023) de la revue Socialter, à lire sur www.socialter.fr
Maintenir une mosaïque de milieux
« Sur un site qui a connu une perturbation (urbanisation, incendie…) et présente un sol nu, la vie reprend petit à petit, explique Grégory Mahy. Un milieu de type pelouse se met en place, puis arrivent des buissons, ensuite quelques arbres (d’abord des espèces pionnières comme les bouleaux). Peu à peu, une forêt va s’installer – c’est en tout cas le scénario classique en Europe tempérée –, jusqu’à ce qu’elle soit éventuellement soumise à une nouvelle perturbation et que le cycle recommence. » Pour préserver une partie des milieux ouverts (pelouses sèches, prairies humides, landes…) et des espèces rares appréciant les milieux pauvres – y compris des sols pollués aux métaux lourds, dans le cas de certains végétaux –, des actions de « gestion » sont parfois effectuées sur une friche : fauchage manuel, débroussaillage, écopâturage… Ces mesures visent aussi la lutte contre la prolifération d’espèces exotiques envahissantes.
Plusieurs associations environnementales (Natagora, Charleroi Nature…) proposent aux citoyen·nes de participer à la gestion de zones de nature, parmi lesquelles des friches.
Photo : ©Olivier Colinet
Une orchidée (Orchis mâle) dans une ancienne carrière.
Photo : Zollverein Foundation / Jochen Tack
Un bel exemple de réaffectation : l'ancien complexe industriel du Zollverein, dans la Ruhr (Allemagne), a été reconverti en lieu de culture et
de détente (musées, événements artistiques, visites guidées, sentier nature, itinéraires cyclables, piscine...).