Oser la controverse et l’incertitude
Oser la controverse et l’incertitude
Mai 2021, par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°130 : Oser les questions vives
L’actualité nous bombarde de questions vives, complexes et controversées. Comment en parler à l’école (et ailleurs) ? Et pourquoi ? Pourquoi ces questions interrogent-elles la place des élèves, des enseignant·es, et l’institution scolaire toute entière?
Etes-vous pour ou contre les centrales nucléaires ? Doit-on taxer les voitures les plus polluantes ? Que pensez-vous de la manipulation génétique ? Des nanotechnologies ? De la colonisation ? Faut-il accueillir les réfugiés climatiques ? Avons-nous besoin de la 5G ? Et des pesticides ? Pour ou contre telle mesure sanitaire ?
Autant de débats que l’on évite parfois lors des repas de famille, par peur de ce que lâcheront le tonton réac ou la sœur complotiste. Ambiance assurée. Alors avec une classe de 25 élèves, imaginez...
Et pourtant ces questions sont là, brûlantes, dans l’actualité, dans la société, dans les Parlements, sur les réseaux sociaux, et aussi dans l’école. Fin des années 90, des didacticien·nes français·es leur ont même collé une étiquette – « questions socialement vives » (QSV) (1) – insistant sur la nécessité de les intégrer au curriculum scolaire. Jean Simonneaux, spécialiste des Questions Socialement Vives en Education au développement durable, en dessine les contours (2) : « Les QSV sont porteuses de controverses et d’incertitudes à la fois chez les scientifiques, dans la société et les médias et dans l’école. Ce sont par essence des questions transdisciplinaires et complexes qui évoluent au cours du temps et de l’actualité et qui n’ont pas une solution unique. » Dès lors, elles donnent lieu à de vifs débats. D’autant plus vifs que ces questions sont au carrefour des savoirs et de la recherche scientifiques, des normes sociales, des valeurs individuelles et des choix politiques. Le tout pimenté par nos émotions. Souvent, une question est vive à un moment donné sur un territoire, ou dans un groupe social. Par exemple l’arrivée d’un géant de l’e-commerce à l’aéroport de Liège, ou la construction d’un centre commercial à Namur ou à Verviers. Mais elle ouvre à des questions beaucoup plus globales, comme les modèles de production et de consommation, l’aménagement du territoire…
Comment traiter une question vive ?
Vous l’aurez compris, les enjeux écologiques sont de profonds réservoirs de questions vives. Mais comment les aborder en classe ou dans le cadre d'une animation ? L’enseignant·e ou l’animateur pourrait évidemment fournir d’emblée des réponses, de façon magistrale, sans beaucoup d’interactions ni de débat. Ce serait une occasion manquée. Car impliquer les élèves, se pencher ensemble sur une question vive, permet non seulement de problématiser la question et de favoriser une démarche d’enquête, mais aussi de développer leur sens critique face aux réponses. « L’enjeu est de préparer les élèves à argumenter, à évaluer des expertises, des positions différentes sur des questions complexes, porteuses d’incertitudes et de risques », soulignent Laurence et Jean Simonneaux. (3)
Les méthodes sont nombreuses : l’enquête, la recherche documentaire, la cartographie des controverses, le débat contradictoire, la joute verbale, le théâtre-forum, la rencontre d’acteurs ayant des points de vue ou des intérêts différents (scientifiques, professionnel·les, citoyen·nes), le jeu de rôle, le jeu de simulation, les méthodes d’intelligence collective, la « discussion à visée démocratique et philosophique »… Mais aussi, l’analyse critique des médias, plus que jamais essentielle pour débusquer les fake news, éviter le complotisme, vérifier l’information, séparer les faits et les opinions.
Enfin, puisque bien faire vaut mieux que bien dire, creuser une QSV peut s’accompagner d’une mise en action, d’un engagement dans des projets en lien avec la question posée. Une façon de s'impliquer personnellement, corporellement, de prendre position. De quoi permettre aux jeunes d’exprimer leurs préoccupations et de les transformer en questions et en actions collectives. De donner du sens aux apprentissages.
Facile à dire, difficile à faire
Toutes ces intentions sont bonnes, mais elles n’en demeurent pas moins difficiles à appliquer. « J’ai l’impression que les questions vives sont plus souvent survolées qu’approfondies », constate Gaëtane Coppens, prof de sciences dans le secondaire supérieur et coordinatrice de l’asbl Sciences Inverses. Les raisons ? Elles se résument essentiellement en trois mots : temps, compétences, neutralité.
Approfondir une question vive avec les apprenant·es demande de la préparation. Pour l’enseignant·e, mais aussi pour les élèves. La collecte et parfois la nécessaire vulgarisation de textes prennent du temps, tout comme la mise en place de débats ou de jeux, la rencontre de témoins ou d’acteurs, l’observation sur le terrain, la convocation de différentes disciplines… Compliqué, en tranches de 50 minutes. « C’est un dilemme car c’est intéressant et fort enrichissant, mais l’heure tourne, et le programme de sciences, trop chargé, laisse très peu de place au débat », regrette Gaëtane Coppens. Bernard Delvaux, sociologue de l’éducation (UCL), va plus loin : « Si on veut aborder ces questions vives de manière profonde, cela nécessite de repenser la forme scolaire, son organisation temporelle mais aussi le cloisonnement disciplinaire. »
Réchauffer ou refroidir
« Ça demande aussi des compétences que tous les élèves n’ont pas : chercher une info de qualité, comprendre un texte et pouvoir en retirer les idées essentielles, faire le tri, argumenter. Pour certains, c’est compliqué », continue l’enseignante. Compliqué aussi pour le ou la professionnel·le. « L’enseignant ne se sent pas nécessairement outillé en termes de contenu pour parler de questions écologiques vives, constate Bernard Delvaux. Il y a aussi parfois un déficit en termes pédagogiques. Les enseignants ne sont pas nécessairement formés à sortir du cognitif ou du transmissif. Ils font alors appel à des associations “d’éducation à…” – à l'environnement, à la citoyenneté, aux médias, etc. – qui se sont spécialisées dans ces domaines et ces approches. »
Oser les questions vives avec ses élèves, c’est oser jouer les équilibristes, naviguer dans l’incertitude. Il ne s’agit plus d’être un·e expert·e, mais un accompagnateur ou une accom-pagnatrice prêt·e à s’adapter à l’inconnu. Inconnu car il n’y a généralement pas une seule et unique réponse à une question vive. Inconnu aussi car l’enseignant·e ne contrôle pas la parole de ses élèves, leurs émotions, leurs croyances, le propos radical qui peut fuser lors d’un débat. Comment s’en prémunir ? Jean Simonneaux use d’une métaphore culinaire : « Une QSV peut être réchauffée en insistant sur les controverses si la question ne semble pas suffisamment brûlante pour les apprenants. Au contraire, elle peut être refroidie en orientant plus sur des savoirs ou en décontextualisant pour une mise à distance des aspects qui peuvent empêcher toute rationalité. » (4)
Impartialité engagée
Vient enfin l’épineuse question de la neutralité. « Un certain nombre de profs sont mal à l’aise avec des questions politisées, souligne Bernard Delvaux : ils ne savent pas très bien comment concilier le traitement de ces questions avec une obligation de neutralité. » « Quand on voit le nucléaire, qui est au programme de physique en 6e secondaire, on va reprendre les arguments habituels des pro et antinucléaire. Mais si on a un avis sur la question, on s’autocensure souvent », illustre Gaetane Coppens.
En réalité, face à une question controversée, plusieurs postures sont possibles (5). La fuite : éviter de la poser. La dogmatique : ne sélectionner que les réponses et les points de vues qui correspondent à ce que l’on veut défendre. La simple : ne présenter que les données scientifiques, comme une vérité dénuée de valeurs. La neutre : impliquer les apprenant·es dans le débat, montrer différents points de vue mais sans donner le sien. Enfin, la préférée des didacticien·nes des QSV : donner son propre point de vue d’enseignant·e, tout en suscitant l’expression d’autres points de vue, afin de favoriser les controverses. C’est « l’impartialité engagée », pas toujours acceptée par les parents.
« Aux yeux de la majorité des parties prenantes de l’école, en commençant par les parents, la mission de l’école c’est d’équiper l’enfant pour qu’il ne soit pas relégué et au mieux pour qu’il occupe les meilleures places dans une société où règne la concurrence, estime Bernard Delvaux. La question du collectif est sous-développée à l’école. Or, ce devrait être sa priorité : éduquer au commun, par des débats, des controverses, entre enfants venant d’horizons très différents. Parce que c’est ça la société : un collectif diversifié qui doit trouver le moyen de ne pas confier son avenir à quelques-uns. »
C’est au programme
Traiter l’information, exercer son jugement critique, communiquer de façon appropriée, rencontrer et appréhender une réalité complexe, investiguer des pistes de recherche, connaître les autres et accepter les différences… Que ce soit par la porte thématique ou par les compétences transversales, le recours aux questions vives s’inscrit sans souci dans les programmes scolaires, même si elles n’y sont pas toujours explicitées. En éducation à la philosophie et à la citoyenneté, évidemment, mais aussi dans les cours de sciences, de morale, de religion, d’histoire, de géographie, de sciences sociales, de sciences économiques, de langues, de français. L’un des précurseurs des QSV en France, Yves Chevallard, était prof de math (6). Une même question peut d’ailleurs être posée dans tous ces cours à la fois, comme l’avaient tenté huit enseignant·es de l’Institut Saint-Dominique à Schaerbeek, en demandant à leurs élèves si « Progrès = croissance = bonheur ? » (7).
Et en primaire ? C’est plus rare, mais possible, moyennant simplification.
(1) Cette notion existait déjà dans l’univers anglo-saxon, sous le nom de « controversial issues » ou « socio-scientific issues ». En France, elle a été introduite par Laurence et Jean Simonneaux (ENSFA à Toulouse) et Alain Legardez (IUFM de Aix-Marseille).
(2) https://qsv.ensfea.fr/qsv/definition/
(3) Panorama de recherches autour de l’enseignement des Questions Socialement Vives, Laurence et Jean Simonneaux, Revue francophone du Développement durable, 2014.
(4) Eduquer aux Questions Socialement Vives, Outil OSER !, 2016.
(5) Aborder les questions socialement vives, Pôle Éducation et promotion de la Santé-Environnement.
(6) Questions vives, savoirs moribonds : le problème curriculaire aujourd’hui, Yves Chevallard, 1997.
(7) https://www.reseau-idee.be/fr/symbioses-magazine?numero=84