Rupture en nature
Rupture en nature
Décembre 2022, par Céline Teret
Un article du magazine Symbioses n°136 : Dehors pour apprendre
D’une Cime à l’Autre plonge des jeunes écorché·es par la vie dans des expériences fortes en pleine nature. Pour accompagner ces jeunes à raviver leur estime d’eux-mêmes et refaire confiance à ce qui les entoure, l’association s’appuie sur l’Accompagnement Psycho-social par la Nature et l’Aventure (APNA). Découverte.
Conjuguer aventure et nature. Mêler escalade, canoë, rando et bivouacs, feu, plantes sauvages. Dormir à la belle étoile, puis lever le camp après avoir effacé toute trace de son passage, marcher et établir un autre camp éphémère ailleurs. Oser s’aventurer en territoire inconnu, hors des sentiers battus, pour vivre des sensations et émotions fortes, au milieu d’un bois, à flanc de falaise ou dans les méandres d’une rivière. S’immerger dans la nature, pour créer une rupture, avec la vie qui parfois n’épargne pas. Prendre conscience de ce que la nature a à nous offrir et le lui rendre en la préservant. Se découvrir des compétences insoupçonnées. Et s’appuyer sur ces habiletés nouvelles, sur ce vécu positif, pour nourrir sa relation à soi, aux autres et à son environnement et pour les resolliciter une fois de retour dans son quotidien. C’est la proposition faite par l’association D’une Cime à l’Autre.
Une proposition adressée entre autres (mais pas que – lire encadré ci-dessous) aux jeunes en difficulté psycho-sociale. Des jeunes confié·es à des services d’aide à la jeunesse, suite à des situations familiales compliquées, parfois violentes. Des jeunes cabossé·es, à l’estime de soi ratatinée, à la confiance en l’autre éteinte.
Avec les institutions qui les accueillent, D’une Cime à l’Autre construit des projets pédagogiques sur mesure. L’association s’adapte, donc, en fonction des objectifs de l’institution et des jeunes. A minima, il s’agira de trois jours de « séjours de rupture ». Ou bien d’un « projet pédagogique particulier », étalé sur du long terme, ponctué de journées récurrentes et de séjours. Dans tous les cas, il y a immersion en pleine nature, et un·e référent·e de l’institution (le plus souvent, un éducateur ou une éducatrice) s’engage à participer activement à l’ensemble du processus avec les jeunes. « C’est une expérience partagée, souligne Samuel Puissant, fondateur et animateur à D’une Cime à l’Autre. Les jeunes, l’éducateur et l’animateur, tout le monde est plongé dans un processus d’aventure permanente, avec toutes les émotions, les facilités et difficultés, les risques et incertitudes que cela peut comporter. »
Photo : D’une Cîme à l’Autre
Des défis au sommet
L’idée est aussi de se lancer un défi, à définir ensemble en début de projet, puis à le préparer et le relever collectivement.
Concrètement, l’aventure avec D’une Cime à l’Autre, ça peut donner, par exemple, des jeunes du Foyer de Roucourt au sommet de la plus haute falaise de Belgique après une année de sorties en nature et de découverte des techniques d’escalade, pas à pas.
Autre expérience, autre groupe : huit jeunes du service d’hébergement L’Heureux Abri de Momignies qui, tous les quinze jours, grimpent, randonnent, pagayent et terminent l’année avec un camp de cinq jours en pleine nature. Camp au cours duquel le groupe sillonnera la Meuse en canoë et prendra l’apéro en falaise, sur des plateformes installées à 110 mètres de haut. Lucie fait partie des aîné·es de ce groupe de jeunes. Dans le très beau reportage Accroche-toi (1) qui relate leur aventure, elle raconte : « On s’entraide tout le temps et moi, en tant que personne maintenant majeure, je me sens utile, j’aide les plus jeunes, je leur apprends ce qu’ils ne connaissent pas, puisque je suis passée par là où je ne connaissais rien et je suis contente de pouvoir apporter mon aide à ceux qui en ont besoin. »
D’une Cime à l’Autre collabore également avec des écoles spécialisées. Des élèves d’une classe de l’Institut Sainte Chrétienne, par exemple, se sont lancé le défi de partir de l’école, à Chimay, pour rejoindre à pied le point culminant de Belgique.
Une aventure réalisée en plusieurs étapes. « Ces jeunes marchaient peu habituellement, se souvient Samuel Puissant. Au démarrage du projet, ils ne parvenaient pas à parcourir plus de deux kilomètres. Mais petit à petit, on est monté à des étapes de 10 à 12 kilomètres par jour, pour finalement atteindre notre but. »
Photo : D’une Cîme à l’Autre
L’APNA et ses ingrédients actifs
Centre nomade d’éducation relative l’environnement (ErE), D’une Cime à l’Autre est aussi estampillée « Service d’Accompagnement Psycho-social par la Nature et l’Aventure » (APNA).
Cette pratique provient du Québec où elle est connue sous l’acronyme IPNA (« I » pour Intervention) (2).
Une composante essentielle de l’APNA est l’immersion dans un environnement naturel non familier : « En plongeant les jeunes en pleine nature, dans un environnement qu’ils ne connaissent pas, on va créer une situation de déséquilibre, explique Samuel Puissant. Cette rupture, ce contexte nouveau, permet aux jeunes de se découvrir de nouvelles compétences et habiletés, les leurs, celles des autres et du groupe. »
L’effort et le risque figurent également parmi les incontournables de l’APNA. « Le corps est en sollicitation importante. L’effort dans la nature permet de libérer l’énergie incroyable que les jeunes ont en eux, que parfois ils ont accumulée comme une cocotteminute par tout leur vécu difficile. Ici, le jeune a l’occasion de libérer positivement cette énergie-là, plutôt que de la retourner en violence contre soi, les autres, la société. Nous plaidons aussi pour une éducation au risque, donc une certaine dose de risque pour que le jeune y soit confronté dans un milieu encadré. En nature, s’il faut traverser une rivière, par exemple, le risque est perçu plus grand que ce qu’il est réellement. Nous, on crée le contexte et on accompagne le processus. On travaille avec les jeunes sur le fait de se faire confiance et de faire confiance à leur intuition pour qu’ils parviennent à prendre ce risque calculé de traverser la rivière. »
L’APNA demande aussi un engagement actif des membres du groupe dans l’expérience : « Engageant dans le territoire, engageant émotionnellement et physiquement, engageant ses propres capacités et envers les autres », résume l’animateur.
Samuel Puissant évoque enfin la notion d’expérience partagée : « On est dans une démarche collective mais avec des petits groupes, de 4 à 8 jeunes généralement. Les moments seul ou en duo sont aussi très féconds, car ils permettent de prendre un temps pour soi et ensuite de se raconter aux autres, de témoigner de ses difficultés et facilités, et de se rendre compte, par le miroir des autres, de son propre fonctionnement et des interactions dans le groupe. »
Photo : D’une Cîme à l’Autre
Vivre une expérience positive
Derrière l’effort, le risque, l’engagement, il y a aussi ce souhait d’attiser chez les jeunes leur faculté d’auto-détermination. « Il s’agit de développer la capacité à se prendre en charge, à être autonome dans l’expérience, à faire des choix correspondant à ce que le jeune est et ce qu’il a envie d’apporter. Mais aussi la capacité des jeunes à s’autoréguler, à s’observer, se valoriser… ce qui est très compliqué pour certains jeunes. » D’où l’envie de stimuler, par l’expérience forte en nature, « un certain pouvoir » : « Le jeune doit pouvoir croire en lui et en sa possibilité d’agir. »
Dans les fondements théoriques de l’APNA, on trouve aussi des notions telles que la « décontextualisation » (s’immerger dans un environnement naturel non familier) et la « recontexualisation ». Autrement dit : resolliciter les compétences et habiletés acquises en nature, une fois de retour dans la vie quotidienne. « Lors de l’immersion en pleine nature, on va prendre énormément de temps de recul avec le jeune, en individuel, en binôme ou en collectif, pour analyser ce qui se passe, en termes de fonctionnement individuel ou collectif. On va formaliser les choses, mettre des mots, via des ateliers d’écriture, par exemple, poursuit Samuel Puissant. La finalité, c’est : comment le jeune va pouvoir réappuyer sur ces mécanismes positifs mis en place lors de l’expérience partagée en nature pour pouvoir améliorer son fonctionnement au quotidien, dans ce triangle de relation à soi, aux autres et à l’environnement. »
Et, au-delà des notions théoriques de l’APNA, il y a surtout, pour le fondateur D’une Cime à l’Autre, ce souhait adressé aux jeunes de « vivre une expérience positive, pour que ces jeunes se rendent compte que ça existe... » Et reprennent confiance en la vie.
D’une Cime à l’Autre, c’est aussi…
Outre ses projets pédagogiques et séjours de rupture proposés aux jeunes en difficulté, D’une Cime à l’Autre organise des formations à destination des professionnel·les de l’éducation : des séjours d’itinérance pour vivre et apprendre l’encadrement en pleine nature, des séjours de cohésion d’équipe, des ateliers thématiques (feu, plantes sauvages, bivouac, autonomie en pleine nature…), une formation à l’APNA.
L’association propose aussi des activités pour tous publics et coordonne les Echappées belles en canoë, véritable programme de sensibilisation à la rivière à travers l’approche du canoë canadien. D’une Cime à l’Autre participe également aux travaux de recherche menés par la Haute Ecole Léonard De Vinci et œuvre au déploiement de l’APNA en Belgique francophone.
Contact : 0477 06 21 57 - www.dunecimealautre.be
(1) Reportage TAMTAM : Accroche-toi, de l’asbl Télévision du Monde, novembre 2020, accessible sur www.youtube.com/c/TDM_asbl
(2) Citons notamment les travaux de recherche des Québécois·es Sébastien Rojo et Geneviève Bergeron. Plus d’infos sur le site d’Ex Situ Expérience : www.exsituexperience.com