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Article Symbioses

Se relier à soi, aux autres et à la Terre

Se relier à soi, aux autres et à la Terre

Se relier à soi, aux autres et à la Terre 

4è trimestre 2018, une article de Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°120 : Quelle place pour les émotions ?

Comment aller à la rencontre de nos émotions face à l’ampleur de la crise écologique et sociale, pour les transformer en engagement créatif ? Réponses avec le Travail qui relie. Un cocktail mêlant dynamique de groupe, écopsychologie, nature et spiritualité.  


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Les cercles de paroles, où chacun·e peut partager ses émotions, sont des moments charnières du Travail qui relie.
photo ©Christophe Dubois

Une vingtaine d’adultes crapahutent dans la forêt d’Ambly (Nassogne). Une moitié de femmes, une moitié d’hommes. Une moitié pieds nus, « pour sentir la Terre respirer sous nos pieds et en nous ». En ce mois d’octobre, l’automne offre la chaleur d’un été indien. Les participant·e·s aussi sont un peu indien·ne·s. Disposé·e·s en cercle, sous les arbres, les feuilles entre les doigts de pied, ils écoutent Corinne Mommen et Agnès Deconinck leur rappeler les consignes de respect avant l’activité de l’après-midi.  « On n’est pas chez nous dans la forêt. Tout autour de nous, il y a une communauté de sujets vivants qui habitent ici. Des animaux, des végétaux. Ce ne sont pas une collection d’objets. Demandons leur la permission avant de fouler leur habitat. »

Bienvenue en « Terre de résilience », un atelier de Travail qui relie de quatre jours, organisé par l’association Terr’Eveille. Le Travail qui relie est une méthodologie de travail en groupe initiée par l’Américaine Joanna Macy et décrite dans son livre : Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre. A ranger dans le rayon « écologie profonde ». L’objectif est de permettre aux personnes de retrouver un lien avec la nature et de s’engager avec lucidité pour des lendemains qui chantent.

« Ce sont quatre jours intenses de pratiques dans la nature, de cercles de parole, de rituels inspirés de différentes traditions, de danse et de chants, de méditations guidées », résume Corinne Mommen, co-fondatrice de Terr’Eveille. Une façon de se relier à soi et aux autres, qu’ils soient humains ou non humains, qu’ils soient nos ancêtres ou nos descendants. Ici, l’analyse rationnelle est souvent filtrée, pour faire place à l’observation et à l’expression des émotions, des sensations. Pas de quoi appâter les allergiques aux psychothérapies de groupe et aux rituels, même si ces personnes sont les bienvenues.

Une spirale en quatre étapes

Le processus proposé se déroule en quatre étapes. Le premier jour, le trio de facilitateurs et facilitatrices invite les participant·e·s à « s’ancrer dans la gratitude ». Traduisez : s’émerveiller face à la beauté et la richesse de la vie, dans la nature, en nous et en l’autre. Par une multitude d’outils : des balades sensorielles en forêt, l’observation d’un insecte sur une fleur, des dynamiques d’échanges. Mais aussi par des apports de connaissances, quand Gauthier Chapelle, biologiste,  parle de l’intelligence du vivant et de l’apparition de la vie sur Terre, ou encore de la théorie Gaïa, présentant la Terre comme un grand corps dont nous faisons toutes et tous partie. « C’est prendre conscience que l’on fait partie de cette toile du vivant, explique Corinne. C’est aussi se réinscrire dans cette histoire de la vie et de la Terre. Si l’histoire de la Terre était résumée en une année, on verrait que l’humanité est arrivée le 31 décembre à 11h du matin, et la révolution industrielle 3 secondes avant minuit. »

Le soir, changement de cap. Chaque personne ici le sait, et on le lui rappelle brièvement : le monde tourne fou, les crises s’enchevêtrent. Face à cela, trois stratégies, présentées sous forme de récits. La première, le business as usual, le récit des forces dominantes, « on a toujours connu des difficultés, on va s’en sortir, la technologie va nous aider ». Deux, l’effondrement, le récit des scientifiques et de certains médias, avec ses menaces, la disparition d’écosystèmes, les changements climatiques, la fin du pétrole… Le regard est noir. Aucune issue en vue. Troisième récit, celui du changement de cap, proposé par Joanna Macy : certes tout cela a lieu, mais des milliers d’initiatives voient le jour, dans tous les pays les gens se mobilisent, les consciences se réveillent, la résistance s’organise, les alternatives émergent. C’est l’espoir en action.

Célébrer sa peine

Le deuxième jour se lève. Fini de se réjouir ! Place aux larmes, aux cris de colère et aux silences désespérés. Aujourd’hui, c’est le moment charnière du processus, on va « honorer sa peine » face aux maux du monde. Tout un programme. « Les participant·e·s ont une conscience très aigüe de ce qui se détricote au niveau écologique, social, économique, de la souffrance que cela génère, constate Corinne. On ne peut pas juste rester dans la tête et analyser les infos. Il faut entrer dans le cœur et aussi aborder les émotions : peur, tristesse, colère, impuissance, culpabilité, dégoût. Peu d’endroits le permettent, pourtant ça change tout. » Lors d’un rituel très intense, ces émotions sont prises en compte, on les accueille, on les reconnaît, elles peuvent être exprimées et entendues.

Pas facile pourtant de partager ce type d’émotions en public, en particulier pour les hommes. « Consacrer du temps à sa peine, l’écouter sans s’auto-flageller, alors que je suis d’un naturel optimiste, j’ai senti que c’était utile, nécessaire même », confie Olivier, venu ici en couple. Sandrine, sa compagne : « Ce qui est fort, c’est la caisse de résonnance qu’offre le groupe ». Cécile, venue car elle sentait « qu’il était temps de ne plus esquiver [son] affliction », confirme : « Tu es éclaboussée par les émotions des autres et leur sincérité. Par exemple, je suis incapable d’exprimer ma colère. D’autres l’ont fait pour moi et je m’y suis associée. Exprimer la noirceur, sans se sentir jugée, m’a permis de retrouver de la ferveur. »  C’est aussi cela l’ambition, découvrir que derrière des émotions dites « négatives », il y a aussi du positif. La tristesse révèle notre amour pour la vie, comme la colère montre notre passion pour la justice. Ce sont autant de ressources pour l’action.

Changer de regard

Les deux premiers jours ont révélé l’interconnexion des êtres. Au  troisième jour, les participant·e·s sont invité·e·s à regarder avec des yeux neufs, à entrer encore plus profondément dans l'interdépendance radicale du vivant. « Ce peut être un échange par quatre, où chacun explique une cause qui le mobilise, par exemple les réfugiés. Puis, on prend la posture de quelqu’un qui a un avis complètement différent (exemple : un raciste), ensuite d’un élément non humain (exemple : la Méditerranée), enfin d’un humain dans 20 ans », détaille Corinne. Objectifs ? Changer notre perception d'être séparé du monde et de la nature, et ressentir nos appartenances multiples.  Passer d’un pouvoir « sur » (le monde, les autres) à un pouvoir « avec ». « Cela permet de se rendre compte qu’on ne doit pas sauver le monde tout seul, souligne la facilitatrice. On peut trouver sa place et mettre au mieux ses talents et ses ressources au service du changement de cap, en écoutant les émotions qui nous invitent à agir. »

Exprimer nos émotions pour enraciner notre action

Au delà de l’introspection, le processus vise à réveiller et donner du sens à nos actions pour un monde soutenable. C’est l’objet du dernier jour. Chacun·e choisit un projet en cours ou un rêve, et au fil des questions et des exercices, affine ce projet, la manière dont il peut prendre forme. « Moi, j’ai décidé de passer à temps partiel, témoigne Olivier. J’ai envie de consacrer plus du temps au vivant, que ce soit la nature ou les humains ». Valérie, elle, est active dans une association d’éducation à la paix par le biais de la nature : « J’ai envie d’y intégrer le Travail qui relie, et de l’adapter aux enfants ». L’outil peut en effet être utilisé pour pacifier. L’expérience est d’ailleurs menée actuellement en Colombie, par Helena Ter Ellen, la collègue de Corinne, dans un processus de réconciliation suite à la guerre civile.

Isabelle, jeune pensionnée, a participé à un atelier de Travail qui relie en août. Avec le recul, elle se réjouit de l’accompagnement et du groupe : « Les facilitateurs n’étaient pas à distance, ils s’engageaient vraiment, avec beaucoup d’humilité. Ça m’a touchée. Ils réajustaient en fonction du groupe, très attentifs à nos besoins et à nos rythmes. Dans ce groupe, on est comme on est, on accepte l’autre comme il est. J’ai gardé des liens avec les participants, et on se reverra lors des retrouvailles organisées chaque année avec les anciens. » Pour garder le lien. Car une chose est sûre, pour Corinne et ses collègues : « Si nous voulons traverser ces chaos causés par les effondrements sans  devenir fous - car il y aura des chaos - il nous faut créer des liens d’entraide, d'authenticité et de confiance profonde entre nous, humain·e·s, et avec les “autres qu'humains”. Et c'est bien ce que ces pratiques de Travail qui relie suscitent ».

Contact : Terr’Eveille -  0470 57 31 48  - www.terreveille.be

 

Ecopsychologie

Le Travail qui relie fait partie d’un mouvement appelé « écopsychologie », mariage de l’écologie et de la psychologie. Face au constat que nous sommes parfois physiquement et mentalement malades des maux de la Terre, ce courant vise à  guérir notre relation à la Terre dans toutes ses dimensions.

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